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Quand l’éducation devient une marchandise.

 

par Nico Hirtt



L’enseignement n’échappe pas aux exigences du monde économique contemporain. C’est pourquoi l’école n’est pas seulement appelée à se privatiser, devenant un vaste marché sur lequel se ruent déjà des investisseurs en quête de rentabilité, elle est surtout sommée de se « moderniser ». Autrement dit, d’adapter ses structures et ses contenus afin d’assurer la préparation des futurs travailleurs et consommateurs aux besoins de l'entreprise. Mais cela, bien sûr, risque de se faire au détriment de ses missions fondamentales.

 

Rentabilité d’abord

Beaucoup de responsables économiques estiment, comme l’OCDE, que « la mondialisation (…) rend obsolète l'institution implantée localement et ancrée dans une culture déterminée que l’on appelle “l'école” et, en même temps qu’elle, “l'enseignant” » (1). Actuellement, les dépenses mondiales d'éducation représentant la coquette somme de 2000 milliards de dollars, il y a là de quoi faire saliver pas mal d'investisseurs. Pour le consultant américain Eduventures, les années 90 « resteront dans les mémoires pour avoir permis l'arrivée à maturation de l'enseignement de marché (“for-profit education”). Les fondations de la prometteuse industrie éducative du XXIe siècle ont commencé à fusionner pour atteindre leur masse critique » (2).

Le développement de la demande de formation tout au long de la vie favorise en effet l’émergence d’un marché de l’enseignement. Un autre puissant catalyseur du marché mondial de l'enseignement est le développement d’Internet. Selon la banque d'affaires Merril Lynch, le marché de l’enseignement « en ligne » est passé de 9,4 milliards de dollars en 2000 à 54 milliards fin 2002 (3). L’Organisation Mondiale du Commerce et la Banque Mondiale œuvrent activement à cette libéralisation, notamment à travers l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services).

Le système éducatif est donc appelé à devenir flexible et compétitif. Dès 1989, le puissant lobby patronal de la Table Ronde des Industriels européens écrivait que « les pratiques administratives sont souvent trop rigides pour permettre aux établissements d'enseignement de s'adapter aux indispensables changements requis par le rapide développement des technologies modernes et les restructurations industrielles et tertiaires » (4). Aussi, depuis quinze ans, tous les pays européens se sont-ils engagés sur la voie de la décentralisation et de la dérégulation de l’enseignement.


Flexibilité des travailleurs

Depuis vingt ans, la violence des luttes concurrentielles conduit les décideurs économiques à répéter sans arrêt que l’École devrait mieux soutenir cette compétition économique. On manque de travailleurs qualifiés et les qualifications ne répondent pas à nos demandes, disent-ils. Plaident-ils donc pour un important investissement dans l’enseignement ? Pas du tout, car ils regrettent en même temps que notre système éducatif soit « trop coûteux ». Ce qu’ils réclament, c’est une « adaptation » de l’enseignement — de ses structures et de ses contenus — à leurs « besoins ». Or, ceux-ci sont dictés par deux caractéristiques de l’environnement économique :

Premièrement, l'instabilité. L'accumulation des connaissances et la recherche de compétitivité produisent une accélération des bouleversements technologiques, avec leur cortège de faillites, de restructurations et de délocalisations. Prévoir l’avenir est de plus en plus difficile. Dans ces conditions, l’essentiel — aux yeux des employeurs — n’est pas de doter chacun de vastes connaissances, mais d’assurer l’adaptabilité des travailleurs et des consommateurs.

Deuxièmement, la dualisation du marché du travail. La « nouvelle économie » ne réclame pas que des informaticiens et des ingénieurs. On assiste au contraire à une explosion des emplois précaires, des emplois à faible niveau de qualification : vendeurs, gardes, agents d'entretien, remplisseurs de distributeurs de Coca-Cola, etc. représentent maintenant 60% des créations d’emplois. Dès lors, estiment les dirigeants de l’économie, il faut en finir avec l’idée de démocratiser les études.

Les travailleurs sont amenés à évoluer dans un environnement de production qui change sans cesse. Or, la complexité croissante des techniques mises en œuvre rend la formation plus importante que jamais. Comment résoudre ce dilemme ? Par l' « apprentissage tout au long de la vie ». Pour l'OCDE, cette doctrine n’a aucune ambition humaniste. Elle « repose sur l'idée que la préparation à la vie active ne peut plus être envisagée comme définitive et que les travailleurs doivent suivre une formation continue pendant leur vie professionnelle pour pouvoir rester productifs et employables » (5).
Dans un tel cadre, la transmission de connaissances, l’acquisition d’une culture commune, n'est plus jugée primordiale. Les savoirs cèdent la place aux « compétences » : utiliser un ordinateur, communiquer, travailler en équipe, etc. Il devient, en effet, nécessaire explique le Conseil européen, d’« accorder la priorité au développement des compétences professionnelles et sociales pour une meilleure adaptation des travailleurs aux évolutions du marché du travail » (6).


Formation des consommateurs

Le consommateur est aussi la cible de la « rénovation » de l'école. La création de nouveaux marchés de masse, liés aux technologies modernes, exige que les clients aient acquis les compétences nécessaires. Ainsi, en octobre 1996, la Commission européenne a lancé le plan d’action « Apprendre dans la société de l’information », pour que tous les jeunes découvrent l’utilisation des ordinateurs à l’école. Elle explique : « Le marché européen (des TIC) demeure trop étroit, trop fragmenté et le nombre, encore trop faible, des utilisateurs et des créateurs pénalise notre industrie. (…) C'est pourquoi il était indispensable de prendre un certain nombre de mesures pour l'aider et le stimuler. C’est l'objectif du plan d'action » (7).
L'entrée des marques dans les écoles est un autre signe de cette volonté d'utiliser l'enseignement pour soutenir les marchés. Fin 1998, la Commission européenne diffusait un rapport sur « Le marketing à l'école ». Dans leurs conclusions, les auteurs vantaient les « avantages matériels et pédagogiques » de ces pratiques (8).


Régression sociale et culturelle

La mise en adéquation de l'enseignement avec les nouvelles attentes des puissances industrielles et financières débouche sur deux conséquences dramatiques : l'instrumentalisation de l'école au service de la compétition économique et l'aggravation des inégalités sociales dans l'accès aux savoirs.
Après la Deuxième Guerre mondiale, sous la pression d’une forte demande de main d’œuvre qualifiée, l'école s'était massifiée en permettant aux enfants du peuple d'accéder – enfin ! – à des savoirs réservés jusque-là aux enfants des classes privilégiées. Mais à peine cette massification a-t-elle été menée à son terme que l’on somme déjà l'enseignement de ramener l'instruction du peuple dans les limites qu'elle n'aurait, aux yeux de certains, jamais dû franchir : apprendre à produire, à consommer et, accessoirement, à respecter les institutions en place. Ainsi, loin de soutenir l’institution scolaire dans sa difficile démarche d’instruction et d’éducation critique, les lobbies économiques suivis par nombre de décideurs politiques, lui enjoignent de rabaisser ses ambitions au rang d’un formatage de producteurs et consommateurs. Ceux qui voudraient davantage devront se payer l’école privée. Quant à l'école publique, elle n'aura plus, selon le propre aveu de l'OCDE, qu'à « assurer l'accès à l'apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l'exclusion de la société en général s'accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser » (9).


Nico Hirtt

Auteur de Les nouveaux maîtres de l’école (Aden, 2005), L’école de l’inégalité (Labor-Espaces de Libertés, 2004) et L’école prostituée (Labor-Espaces de Libertés, 2001).


Notes :

(1) OCDE, Politiques du marché du travail : nouveaux défis. Apprendre à tout âge pour rester employable durant toute la vie. Réunion du Comité de l'emploi, du travail et des affaires sociales au Château de la Muette, Paris, 14-15 octobre 1997, OCDE/GD(97)162.
(2) Adam Newman, What is the education-industry ?, Eduventures, janvier 2000.
(3) Le Monde, 2-3 juillet 2000.
(4) Table Ronde des Industriels Européens, Education et compétence en Europe, Etude la Table Ronde Européenne sur l'éducation et la formation en Europe, février 1989.
(5) OCDE, Analyse des politiques d'éducation, 1998.
(6) Pour une Europe de la connaissance, Communication de la Commission européenne, COM(97)563 final.
(7) Commission des Communautés Européennes, Mémorandum sur l'éducation et la formation tout au long de la vie, SEC(2000) 1832, Bruxelles, le 30.10.2000.
(8) GMV Conseil, Le marketing à l'école, étude sur les pratiques commerciales dans les écoles réalisée à la demande de la Commission européenne, octobre 1998.
(9) Adult learning and Technology in OECD Countries, OECD Proceedings, Paris, 1996.

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