Et si on interdisait toute forme de publicité ?

Le texte qui suit est une traduction de l’anglais (américain) publiée avec l’aimable autorisation de l’auteur. Ce dernier demande à ce que son article comme sa traduction ne soient pas reproduits directement sur des médias publicitaires (y compris sur les réseaux sociaux), et que les partages se limitent à des liens renvoyant vers son site personnel ou cette traduction.

Pour consulter le texte d’origine en anglais et découvrir les autres articles de l’auteur, cliquez sur ce lien. Le français étant ici davantage polysémique que le terme anglais « advertising » originellement utilisé par l’auteur de l’article, il est bon de préciser que le terme « publicité » est entendu dans son acception de « communication commerciale ».

À propos de l’auteur : Écrivain, photographe et professionnel du marketing, Kōdō Simone parle sur son site de photographie et publie de courts essais dans lesquels il s’interroge notamment sur notre rapport aux nouvelles technologies et les interactions de celles-ci avec l’art.


 

Et si on interdisait toute forme de publicité ? C’est une idée si folle que je n’ai l’ai jamais entendue dans le débat public.

Rien que le fait de l’énoncer semble si loin de la fenêtre d’Overton[1] qu’en comparaison envoyer des missiles nucléaires sur les ouragans (comme l’ont suggéré certaines personnalités politiques) paraît raisonnable.

Pourquoi ? Ce serait pourtant tout à fait logique. Les motivations financières incitant à la création de contenus numériques addictifs disparaîtraient instantanément, tout comme les mécanismes qui permettent aux acteurices politiques et économiques de créer des bulles de filtre personnalisées :

  • Contenus racoleurs, listicles et procédés d’affiliation publicitaire entre sites web perdraient tout intérêt du jour au lendemain.
  • Les plateformes à fonctionnement algorithmique telles que TikTok ou Instagram qui grappillent et monétisent l’attention, détruisant par là même la jeunesse, perdraient le fondement de leur modèle économique.
  • Facebook, X, Google, YouTube… Toutes ces plateformes cesseraient d’exister sous leur forme actuelle.

Le secteur publicitaire ne se régulera jamais de lui-même — ce serait comme attendre d’un·e trafiquant·e d’héroïne qu’iel rédige des lois sur la drogue.

Photo d’illustration de l’article d’origine, par Kōdō Simone

Regardez ce qu’il se passe depuis 2016. Des populistes exploitent les marchés publicitaires afin de contourner les garde-fous médiatiques traditionnels et diffuser des messages sur mesure à un public influençable. Des acteurices étranger·es font la même chose et répandent des contenus clivants grâce au microciblage pour profiter des lignes de fracture préexistantes dans le but d’abîmer notre tissu social.

Interdire la publicité contribuerait à protéger et revivifier nos esprits et la démocratie.

Même en tant qu’annonceur (surtout en tant qu’annonceur), je suis convaincu qu’interdire la publicité est aujourd’hui la meilleure chose à faire pour notre monde. Plus que de légiférer sur les armes à feu. Plus que de s’attaquer au changement climatique. Plus que de baisser le prix des œufs.

Se débarrasser de ces outils de manipulation avancés forcerait tout le monde — y compris les politicien·nes — à redescendre sur terre. En interdisant la publicité, la machine à illusion de masse perdrait son carburant le plus toxique et addictif.

Toute forme de diffusion payée ou de publicité sur des sites tiers deviendrait illégale. Point final.

Cette idée ressemble à de la science-fiction tellement nous y sommes habitué·es, comme si imaginer un monde sans pub revenait à demander d’interdire la gravité. L’humanité a pourtant vécu sans les formes actuelles de publicité pendant 99,9 % de son existence. Le bouche-à-oreille et les réseaux communautaires fonctionnaient très bien. Les propriétaires de site internet et les communautés en ligne devraient désormais s’en inspirer.

L’argument pro-publicité traditionnel — arguant qu’elle fournit une information indispensable aux consommateurices — n’est plus valide depuis des décennies. Dans le monde saturé d’information dans lequel nous vivons, les pubs manipulent mais n’informent pas.

Le dispositif publicitaire moderne vise à contourner la pensée rationnelle et déclencher des réponses émotionnelles qui engendrent des décisions d’achat. Une machine sophistiquée pensée dans le but de court-circuiter votre agentivité, qui a été banalisée jusqu’à en devenir invisible.

« Mais c’est la liberté d’expression ! »

Foutaises. Personne n’est légitime à vous hurler à la figure « MOINS 20 % SUR CES SOUS-VÊTEMENTS AUXQUELS VOUS AVEZ JETÉ UN ŒIL HIER » avec un mégaphone dopaminé dans votre chambre. Ni à vous suivre à la trace sur 90 % de votre vie pour savoir quand et comment vous le dire. Ce n’est pas de la liberté d’expression mais du harcèlement.

Quand je parle de publicité, j’entends aussi par là la propagande. La propagande est une forme de publicité pour l’État, et la publicité est une forme de propagande pour des intérêts privés. Même chose.

Je sais que cette proposition ne sera pas mise en œuvre demain. Mais rien que le fait de prendre du recul face à une consommation incessante et de réfléchir à ce qui empoisonne notre démocratie est en soi un acte libérateur. Une façon d’agir contre cette forme floue d’un fascisme dont on a du mal à définir les contours — cette sensation de malaise qu’on perçoit tout en ayant du mal à la pointer du doigt (je travaille sur un essai plus long à ce sujet). Dans le monde actuel, la moindre action effectuée en toute conscience — en nous arrêtant pour réfléchir plutôt qu’en réagissant — est un micro-éveil de notre être.

Je sais, ça semble surréaliste. Pourtant, beaucoup de choses qu’on pensait autrefois impossibles sont aujourd’hui considérées comme des critères élémentaires de toute société respectable.

Je pense qu’un jour nous jetterons un regard en arrière sur notre époque saturée de publicité avec la même sidération avec laquelle nous regardons aujourd’hui la fumée de cigarette, le travail des enfants, ou les exécutions publiques : une pratique barbare que nous avons laissé perdurer bien trop longtemps pour n’avoir pas su imaginer une alternative.


[1] Théorisée par Joseph P. Overton, un juriste et lobbyiste américain, la métaphore de la fenêtre d’Overton est pensée comme un cadre (modulable) qui définirait les idées, opinions ou pratiques considérées comme acceptables ou envisageables dans le débat public d’une société donnée. Toutes les idées figurant hors de cette fenêtre seraient ainsi perçues comme plus marginales, voire politiquement moins acceptables.