L’architecte de l’Opéra de Paris, Charles Garnier, pouvait-il imaginer voir son œuvre telle que nous la découvrons aujourd’hui, recouverte d’une immense bâche publicitaire ?
Depuis plusieurs années, les publicités géantes autorisées lors des travaux de rénovation défigurent l’esthétique de nos villes. Des lieux emblématiques comme la place de l’Opéra et la place des Vosges à Paris sont constamment soumis à cette pollution visuelle, où une rénovation succède à une autre.
Aujourd’hui, c’est un sentiment de révolte qui émerge face à des multinationales et des publicitaires qui recouvrent nos sites, nos paysages, le patrimoine commun de notre nation. La longue durée des chantiers pose aussi une question légitime : est-elle réellement due aux besoins techniques des travaux, ou est-elle influencée par la volonté de maintenir des affichages publicitaires lucratifs aussi longtemps que possible ?
Nous demandons à l’État d’imposer des restrictions significatives sur ces publicités invasives. Aujourd’hui, une publicité peut légalement couvrir jusqu’à 50 % d’une bâche de chantier, et même toute une façade si le bâtiment n’est pas classé monument historique ! L’année 2024 bat tous les records d’autorisation de publicité sur bâches de chantiers qui couvrent nos monuments, ou dans des sites d’exception comme le Mont-Saint-Michel en février 2024.
Nous demandons l’abrogation de l’article L.621-29-8 du Code du patrimoine, qui autorise de façon permissive l’installation de ces bâches, et l’abandon de la proposition de loi du 2 mai 2024 qui vise à autoriser ces bâches sur des établissements culturels.
Charles Garnier lui-même avait, il y a un siècle et demi, dénoncé l’envahissement publicitaire dans un texte publié dans la revue « La Gazette des beaux-arts » en 1871.
Afin de dénoncer la nuisance pérenne qu’engendrent ces affichages publicitaires, les associations Paysages de France, Sites et Monuments ainsi que Résistance à l’agression publicitaire organisent un rassemblement à Paris, devant l’opéra Garnier le samedi 1er juin à 16 h. [ÉDIT : du 10 /06/ 2024: Le rendu de cette action est publié ici ]
Des extraits du texte de Charles Garnier, toujours d’actualité, seront interprétés par le comédien Olivier Saladin.
Une conférence de presse suivra cette manifestation.
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Extraits de l’article paru le 1er décembre 1871 dans la revue « La Gazette des beaux-arts »
Les affiches agaçantes
“ N’ êtes-vous pas comme moi ; ne vous sentez-vous pas offusqués par ces grandes pancartes industrielles qui s’étalent au milieu de nos rues, s’imposent à nos regards et nous gâtent tant de belles vues de notre cité ? Peut-être serez-vous étonnés de cette question, tant pis alors : car déjà vous êtes contaminés par le milieu dans lequel vous vivez et le sentiment du goût s’est émoussé dans votre esprit. Quant à moi, ces énormes affiches peintes me causent toujours une impression fort désagréable, pénible même, et je me sens souvent saisi d’un violent dépit contre les administrateurs qui laissent ou qui ont laissé si négligemment notre ville compromettre sa beauté par de telles enseignes.
Comment, je ne pourrai pas, en parcourant certains quartiers de Paris, admirer à mon aise les édifices qui y sont construits, sans être entravé dans mon admiration par d’énormes annonces qui attirent et blessent ma vue ! [ … ]
Je paie mes taxes, surtaxes, centimes et décimes pour que vous, maire de Paris, préfet de la Seine ou préfet de police, me donniez un peu de bien-être par-ci, un peu d’art par-là ; […] n’ai-je pas le droit de trouver que mon argent est en partie mal employé ? […]
[…] est-ce que tous ces enfants, qui ne savent encore rien de l’art, ne peuvent pas se laisser surprendre par ces grossières images imposées chaque jour à leur vue ? […] Les rues, les places, les villes enfin, doivent faire l’office de professeurs ; l’éducation première et persistante vient de ce qui nous entoure, et il ne faut pas négliger ces enseignements, car les leçons qu’on en reçoit, bonnes ou mauvaises, laissent des germes profonds, qui seront bien longs à disparaître, si même ils disparaissent jamais.
Si vous vous sentez impuissants à développer cet enseignement, au moins soyez assez forts pour ne pas le pervertir. Mieux vaut une nation ignorante qu’une nation corrompue, et, ne fût-ce que partiellement, vous aidez sans conteste à la corruption du goût en ne proscrivant pas sévèrement de telles enseignes.
Oh ! je sais bien que vous allez vous retrancher derrière le grand mot de liberté individuelle, et que vous me direz que tout propriétaire a le droit de disposer de son mur à sa façon ; mais si vous le laissez libre d’abandonner ce mur à la confection de grosses réclames, vous ne laissez plus tous les autres habitants libres de se promener sans être agacés par elles. »
[…] je veux protester et je proteste contre cette coutume déplorable, qui n’est en résumé qu’une marque de décadence, qui tend, hélas ! à se généraliser. La province imite Paris dans cette laideur ; l’étranger suit la même voie; […]
. . . . . Vraiment, vous trouvez que j’exagère ; vous trouvez que ces barbouillages ne valent pas tant de colère et de tristesse. […] toutes ces photographies qui étaient prises de cet ensemble et qui se répandaient à l’étranger montraient à tous les artistes de la terre que, peu soucieux du caractère accusé et typique de cette vue, les parisiens souffraient que pour l’appât de quelques francs un quidam se donnât le droit de détruire et les lignes et les couleurs de la pointe du Pont-Neuf.
[…] l’art est partout, il est dans tout : dans la rue comme dans le musée, et je dénie le droit que s’arrogent quatre ou cinq industriels de maculer avec leurs enseignes outrecuidantes la ville qui abrite un million d’habitants !
[…] il se peut que le petit grelot que je fais sonner tinte assez fort aux oreilles de nos édiles, pour qu’ils supposent que le bruit qu’ils entendent n’est pas fait par moi seul, mais bien aussi par nombre de gens qui partagent mes impressions à l’endroit des affiches agaçantes.”
CHARLES GARNIER.