Nous reproduisons, avec son aimable autorisation, le texte qu’avait rédigé Yvan Gradis pour le contre-sommet sur le climat, organisé par La Décroissance à Vénissieux le 14 novembre, et qu’il aurait lu devant 500 personnes si ledit contre-sommet n’avait pas été annulé, le matin même, en raison d’une certaine actualité.
Du venin publicitaire à l’inertie civique
en passant par le brouillard mental
Intervention au contre-sommet mondial sur le climat (Vénissieux, 14 novembre 2015)
(1) Il y a des plantes artificielles, il y a des plantes carnivores ; il y a une plante artificielle carnivore : la publicité. Mais la diaboliser n’aurait pas plus de sens que de diaboliser un couteau : l’une et l’autre, tantôt outils, tantôt armes, servent au meilleur comme au pire.
(2) Que faut-il donc diaboliser ? La surpublicité, qui est à la publicité ce que la surdose est à la dose. Où se trouve la limite ? Il y a surpublicité quand il y a violence ou manipulation : violence quand la réclame, ou propagande, ou « communication », s’impose à nous, prouvant par là même, incidemment, sa profonde inutilité ; manipulation quand elle nous injecte une goutte plus ou moins subliminale d’endoctrinement tout en faisant mine de nous raconter autre chose ; quand, par le divertissement, elle nous soutire de la salive, du sperme ou un sourire complice.
(3) Un fléau ancien. Sans remonter aux philosophes des Lumières et à leur dénonciation de l’obscurantisme, arrêtons-nous au xixe siècle. En 1871, dans La Gazette des Beaux-Arts, Charles Garnier, architecte de l’Opéra de Paris, dans un article que l’on croirait extrait du Publiphobe, « Les affiches agaçantes », stigmatise, déjà, les débordements de la publicité : « Je dénie le droit, écrit-il, que s’arrogent quatre ou cinq industriels de maculer avec leurs enseignes outrecuidantes la ville qui abrite un million d’habitants ! » Nul doute que, cent ans plus tard, en 1968, l’architecte aurait scandé « Sous les pavés, la plage ! », et qu’il s’écrierait, cent cinquante ans plus tard, aujourd’hui : « Sous les panneaux, le paysage ! »
(4) Un fléau universel. On sait, grâce aux voyageurs, que la pubtréfaction est devenue la norme de l’« esthétique » urbaine mondialisée. Sous tous les horizons – de Los Angeles à Djakarta en passant par Paris, Le Caire ou Saïgon, un même comité d’accueil : la publicité, misérable ou clinquante, de l’enseigne criarde de l’échoppe du vendeur de soupe à la rutilante bâche-cataracte vantant le dernier colifichet de la technologie.
(5) Pire qu’universel, un fléau tectonique. La plaque publicitaire, socle de notre anticivilisation, déclenche ses propres séismes et tsunamis. Sous la pression, non pas des couches géologiques, mais des sponsors et des États propagandistes, les catastrophes récurrentes induites par le système publicitaire s’appellent « dopage », « paris truqués » et autres tricheries de tous acabits dans tous les azimuts.
(6) Un fléau double. La publicitose, maladie de l’espace et de l’esprit, cancer du cadre de vie et du libre arbitre, s’attaque aussi bien aux paysages qu’à la vie intérieure. Double pollution, visuelle et intime, et même la première des pollutions. Car, du bombardement incessant – à coups d’affiches, de placards, de vidéos, de spots, de clips, de prospectus… – au viol des consciences, il n’y a que le temps nécessaire à l’anesthésie, à l’aliénation. Submergé par les immondices de l’horreur publicitaire, marée noire sur la matière grise, le citoyen se retrouve piégé par les barreaux d’une invisible geôle et noyé dans la confusion jusqu’au soupçon généralisé.
(7) Est-ce vraiment à ce pauvre citoyen, victime de son imaginaire colonisé, enjeu d’une guerre psychologique, manipulé par la secte à domicile – une secte qui n’a pas besoin de l’attirer dans un château, encore moins dans le lit du gourou, puisque radio, télévision, internet et presse écrite font le siège de son bureau, de sa cuisine, de son salon, de sa chambre à coucher –, est-ce à ce citoyen, neuroscientifiquement décervelé jusqu’à la surcharge cognitive, que des chefs d’États et de gouvernements, réunis, sous le signe de la panique ainsi que des manchots empereurs sur un îlot de glace fondant, pour conférer sur l’avenir de la planète, veulent donner – cette fin 2015 à Paris – une leçon de civisme et d’écologie ?
(8) Devant la panique, en effet, d’une humanité prise au piège de la folie productiviste, en face des périls qui menacent jusqu’à son existence, on voudrait mobiliser le citoyen en lui inculquant les gestes qui sauvent – le mobiliser tout en le démobilisant, voire l’immobilisant, jour après jour, par l’instillation du venin publicitaire, ce poison idéologique concocté dans les officines du conditionnement totalitaire, concentré d’individualisme, d’égoïsme, d’esprit de compétition, d’encouragement au gaspillage et à la surconsommation.
(9) Veut-on un exemple de démobilisation induite par la publicité ? Avec ma facture de téléphone, je reçois un dépliant, dit « lettre d’information », au contenu censément important. Le seul sourire de la séduisante famille, jamais la même, sur la photo du premier volet, suffit à m’évoquer un vulgaire prospectus que je m’empresse de jeter à la poubelle ; ce faisant, je pollue l’environnement par le brûlage d’encres nocives et je sclérose ma conscience en me privant d’une information utile qu’après tout la lettre comportait peut-être. Je me referme.
(10) Ainsi procède la publicité, cette fumisterie fumigène, source d’un brouillard mental qui envahit tout, le dedans comme le dehors, où l’homme se perd et le monde s’annule. Car ce brouillard, telle une buée sur la fenêtre, obstrue notre vision des grands problèmes de l’heure. Aussi les antipublicitaires, qui luttent contre l’obnubilation générale, sont-ils des laveurs de vitres. À cause de la publicité, qui décrédibilise tout sur son passage, les grandes causes humanitaires ou environnementales sont ravalées à un jeu de stimulus-réaction dont les ficelles sont entre les mains de politiques et de groupes de pression qui cherchent, plutôt qu’à sauver l’humanité, à entrer dans l’histoire ou à augmenter leur chiffre d’affaires.
(11) Exemple paroxystique d’autodestruction d’une cause – celle du climat de la planète – et d’une conduite d’échec politique : la présence, parmi les financeurs de la prochaine conférence internationale sur le réchauffement climatique, et parmi bien d’autres partenaires privés dénichés par l’association Résistance à l’agression publicitaire, du premier afficheur mondial JCDecaux, le Monsieur Sale de l’environnement, ce grand enquiquineur diurne mais aussi vandale nocturne, par sa destruction brutale de la poésie de la nuit, cette poésie tout en nuances et en ambiance, marquée aux fers rouge, bleu, jaune, vert et blanc de ses obstacles urbains qu’il ose appeler « mobilier » et qui nous éblouissent jusqu’à ternir l’éclat des étoiles. JCDecaux qui, au moment même où je vous parle, et comme des fonctionnaires l’ont avoué à l’association Paysages de France, dicte au ministère de l’Écologie, inféodé à celui de l’Économie, un décret livrant villes et campagnes au champignon proliférant qu’il faudra bien un jour appeler « maladie de Decaux ». JCDecaux qui, entre shampoing et charité, entre soda obésifiant et soutien-gorge anorexigène, entre prêt-à-manger étatsunien et vœux municipaux, promeut la voiture, cause d’hécatombe et de réchauffement climatique. JCDecaux, tout de même, auquel la justice vient de refuser, en octobre 2015, les 895 euros qu’il réclamait à six membres du Collectif des déboulonneurs, barbouilleurs d’affiches non-violents, faucheurs d’IGM – images gravement manipulatrices –, relaxés par la même occasion pour état de nécessité.
(12) N’en doutons pas : les publicitaires, chargés par l’État de promouvoir la prochaine conférence climatique, sortiront gagnants de la mascarade. Ces industriels du mensonge, stipendiés par la dictature de la marchandise, vont pouvoir encore plus, en urinant partout, marquer leur territoire, ou plutôt celui de leurs clients annonceurs, et occulter les objectifs ou les effets pervers de leur activité : la confiscation de la démocratie au profit d’une minorité d’intérêts privés, l’organisation de la grande partouze matérialiste où Dieu, s’il existe, n’a plus sa place ; enfin, comme le prouve l’actualité, conséquence du déballage, à tous les coins de rues, à tous les coins d’écrans, petits et grands, d’un ordre moral inversé déshabillant la femme, l’homme et l’enfant, l’engraissement des fondamentalismes de tout poil, ici la tentation de l’extrême droite, incarnée par des marionnettes populistes dont raffole la télévision assoiffée d’audience publicitaire ; là-bas la décapitation sous prétexte de guerre sainte contre l’Occident devenu obscène à force de défiguration.
(13) Soyons-en sûrs aussi : d’une grosse machine encrassée telle qu’une conférence environnementale confiée notamment à des publicitaires, que peut-il sortir ? Un déluge de vœux pieux. Et puisqu’il est question d’encrassement, permettez-moi d’achever sur une image poétique. Certains crasseux croient noyer leur puanteur sous du parfum, ainsi d’une civilisation en perdition qui s’asperge de publicité.
(14) Pour finir, deux rendez-vous : d’abord à Paris, le 28 novembre, à 15 heures, devant le 52, rue René-Boulanger, pour le dixième anniversaire, en fanfare et en peinture, du Collectif des déboulonneurs ; ensuite sur tous les continents, le 25 mars, pour la Journée mondiale antipublicitaire annuelle mise en place par l’association RAP, Résistance à l’agression publicitaire.
Yvan Gradis (Paris, 11-13 novembre 2015)