Contre les avancées écologistes, l’industrie publicitaire se mobilise

Sommaire

Aujourd’hui, 27 novembre, ont lieu les « États Généraux de la Communication ». Ce rassemblement des professionnel·les du secteur a pour but affiché de changer la « perception de la communication », de « faire mieux reconnaître des métiers mal valorisés »1. Il se trouve qu’il a précisément lieu le jour où Barbara Pompili, ministre de la transition écologique, devait présenter au Conseil de défense le projet de loi inspiré des 149 propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC). Parmi elles, onze demandent une régulation de la publicité. Divers rapports, associatifs ou institutionnels, les ont récemment appuyées, en mettant en cause le rôle de la publicité dans la surconsommation de ressources et la prolifération de déchets inutiles2.

   Ces avancées semblent inquiéter l’industrie publicitaire, qui se mobilise autant par ces états généraux que par une intense activité médiatique. Depuis juillet, on assiste en effet à une véritable avalanche d’articles, interviews et tribunes, dans les médias spécialisés (Cnews, Challenge(s), BFM Business…) mais aussi généralistes (Le Monde3). Ces publications sont signées par des syndicats professionnels, des directeur·ices d’agences, des chercheur·ses en communication ou encore par le Comité d’Éthique Publicitaire4. Les publicitaires s’y présentent comme de grand·es incompris·es : leur véritable rôle social serait de sauver l’emploi, la croissance, la démocratie et même la planète. Face au risque que représente un tel lobby pour le bon déroulement du processus initié par la CCC, nous avons voulu analyser d’un peu plus près les pièges de leur argumentaire.

 

Le chantage à l’emploi

   « Nous n’avons pas à nous excuser de représenter un secteur économique qui emploie 200 000 personnes de manière indirecte et 500 000 personnes de manière directe, soit le triple du secteur de l’agriculture ou de l’immobilier, et quasiment autant que le secteur bancaire ! » (Denis Gancel)

   Le chantage à l’emploi est un grand classique de la tribune publicitaire. Il s’accompagne en général d’un usage tout à fait irrationnel des chiffres. Ainsi, on lit souvent que l’industrie publicitaire représente 700 000 emplois, dont « 200 000 de manière indirecte », qui ne sont jamais justifiés : aucune donnée ni étude n’est invoquée. En réalité, ils sont gonflés par l’accaparement des emplois du secteur des médias : un animateur radio, une pigiste ou une éclairagiste sur un plateau TV sont, d’après ces chiffres, des employé·es de l’industrie publicitaire !

   Ce discours présuppose par ailleurs toujours que la « transition écologique » ne causerait que pertes d’emplois. Or de nombreuses études5 montrent que mettre en œuvre les objectifs de l’Accord de Paris permettrait d’en créer plus que d’en détruire, en réorientant les travailleur·ses vers des secteurs plus sains. C’est ce que soulignait déjà en 2005 un rapport du Sénat : « si le développement du marché publicitaire représente une contribution sectorielle à la formation du produit intérieur brut, on ne peut établir un bilan complet de cette contribution qui s’exerce, à l’évidence, aux dépens d’autres emplois de la richesse, peut-être plus porteurs de croissance »6.

   Un tel chantage à l’emploi pourrait nous conduire très loin : l’armement aussi crée beaucoup d’emplois, faut-il pour autant libéraliser le marché des armes, et sa publicité ? La légalisation de la drogue pourrait aussi en créer, mais l’État s’y oppose pour des raisons d’éthique et de santé publique : lui reprochera-t-on de faire primer l’intérêt général sur la logique économique ? Comme l’ont souligné les jeunes mobilisé·es pour le climat avec leur slogan « il n’y a pas d’emploi sur une planète morte », un système qui sacrifie les conditions de la vie et du bien-être au nom de l’emploi n’a pas de sens. Il faut prêter attention à la qualité des emplois invoqués : sont-ils désirables, sains pour les travailleur·ses autant que pour les consommateur·ices ? Les coûts que supportera la société à cause du changement climatique, (santé publique, érosion des sols, épidémies, migrations de populations, etc.) sont énormes. Des études évaluant le coût de l’inaction climatique, dont l’une vient du ministère des Finances britannique, montrent qu’il sera beaucoup plus coûteux de ne rien faire que de mettre en œuvre des politiques de régulation environnementale.7

   Ajoutons que, sur le point du bien-être au travail, l’industrie publicitaire n’a aucune leçon à donner : elle est très concernée par l’emploi de stagiaires et de postes précaires, et le harcèlement sexuel et moral y est particulièrement violent, comme l’ont montré récemment les mouvements #metoopub et #balancetonagency (âmes sensibles s’abstenir)8.

 

Publications du compte Instagram #balancetonagency, tirées de témoignages d’employé·es d’agences publicitaires

La mise sous tutelle des médias

  « Avant d’interdire, a-t-on songé que les médias privés, nationaux ou locaux, vivaient principalement de la publicité ? (….) Il en va de la pluralité du paysage médiatique français, et in fine, de la démocratie. » (tribune Avant d’interdire)

   « Si sa proposition de loi [visant à « réduire les incitations à la surconsommation »] passe, c’est la mort assurée de la presse, de la radio et de la télévision » (Jacques Séguéla)

  « Dans ce contexte, l’enjeu est surtout celui de l’assurance de la pérennité du fonctionnement démocratique (une « Democratic safety » en quelque sorte). » (CEP)

   « Dans leur argumentation en défense de la publicité, les professionnels du secteur mettent souvent en avant, et à juste titre, le rôle de celle-ci dans le financement de la création et de l’information, et donc son apport au maintien du pluralisme des opinions. Cela est d’autant plus vrai que le consommateur n’est pas prêt à payer le vrai prix de l’information et de la production culturelle. » (CEP)

   Paradoxalement, les publicitaires mettent en équivalence « financement des médias par la publicité » et « protection de la démocratie ». Jacques Séguéla qualifie même la publicité de « sponsor de la démocratie », car le budget de nombreux médias repose sur l’argent de la publicité. Là où l’on pourrait diagnostiquer une menace pour l’indépendance des médias, les publicitaires concluent que leur métier permet le pluralisme et le débat d’idées.

   Il convient donc de rappeler quelques faits recensés par l’association Acrimed : le quotidien La Tribune avait publié en 2011 un article peu flatteur sur les avancées du réacteur EPR de Flamanville. Le lendemain, EDF annulait tous ses budgets publicitaires, contraignant le journal à cesser son édition papier pendant plusieurs mois. En novembre 2017, LVMH a retiré 600 000 euros de publicités à Le Monde suite à la publication des paradise papers. En 2015, l’agence Mediacom travaillant pour Volkswagen a envoyé des courriels à des titres de presse quotidienne régionale pour leur demander de retenir l’information sur le Dieselgate quelques jours, alors que l’entreprise lançait une nouvelle série de voitures…9 Un journal ou une chaîne de télévision qui dépend d’un annonceur pour exister relaiera-t-il les informations le critiquant ? Lorsqu’un journal est financé par la publicité, tout change : de média qui cherche à vendre ses articles et informations à son lectorat, il devient un média qui cherche à vendre son lectorat aux annonceurs.

   Le danger est d’autant plus grand que le marché de la publicité est instable. Avec l’avènement du numérique, les investissements publicitaires se sont déplacés de la presse vers l’Internet10, mettant en difficulté tous les organes de presse dont le modèle économique reposait sur la publicité. La crise sanitaire a causé le même problème. Dépendre de la publicité pour exister ne garantit donc pas la sécurité économique des médias, et encore moins leur neutralité idéologique.

L’instrumentalisation de la liberté d’expression

« Je croyais qu’on vivait dans le pays de la liberté d’expression. Or la publicité est un mode d’expression comme un autre. » (Jacques Séguéla)

  En prétendant que réguler la publicité, c’est contrevenir à la liberté d’expression des publicitaires, ces dernier·es font mine d’ignorer que la liberté d’expression peut subir des restrictions. Récemment, une décision du Conseil constitutionnel a énoncé qu’elle pouvait être limitée pour des raisons de santé publique et d’intérêt général, comme la santé ou la défense de l’environnement.11 Tel a été le cas pour la loi Évin, qui justifiait un encadrement de la publicité pour le tabac et l’alcool au nom de la protection de la santé. Le bénéficie partiel de la protection de la liberté d’expression n’empêche en aucun cas l’intervention de l’État pour réguler les discours12

  Enfin, la liberté d’expression ne saurait justifier un envahissement de l’espace physique et mental des citoyen·nes par des messages non sollicités ; elle doit s’accompagner de la défense de la liberté de réception.

Le trafic des chiffres

  « Pour chaque euro investi en publicité, c’est 7,85 euros réinvestis dans l’économie. » (Aurore Bergé sur BFM)

  « Savez-vous que pour chaque euro investi dans la publicité, l’économie réelle crée entre 7 et 8 euros de valeur ? » (Jacques Séguéla)

  Cela fait environ une décennie que l’industrie publicitaire explique aux états mis en difficulté par la crise de la dette que la publicité est capable de relancer la croissance ; c’est un argument récent, à usage opportuniste. En effet, durant des décennies, les publicitaires ont prétendu seulement redistribuer les parts de marché d’un secteur entre les différentes marques, sans le faire croître dans son ensemble ; c’est ce qui leur permettait de se défendre de « créer des besoins ».

   Cet argumentaire repose sur un usage fallacieux des chiffres. Ce prétendu « multiplicateur » de PIB, tiré d’une étude de Deloitte de 201713, inspirait à Francesco Turino, chercheur spécialiste de l’effet macroéconomique de la publicité, ces propos : « si cela est vrai, nous avons résolu tous les problèmes économiques du monde ! ».14 Sans rentrer dans le débat « croissance / décroissance », nous pouvons nous interroger sur les secteurs que la publicité fait croître. Si le multiplicateur avancé paraît peu réaliste (en effet l’étude précise que ces sujets sont complexes et qu’on aurait pu autant avancer le chiffre de 4 plutôt que 7), la publicité fait effectivement augmenter la consommation des marques et produits promus. Or au premier rang des annonceurs, on trouve la distribution, l’automobile ou les cosmétiques, tous des grands groupes, au détriment de plus petits acteurs. Si des marques moins connues peuvent parfois bénéficier de l’exposition du système publicitaire, elles représentent en fait une partie infinitésimale du marché publicitaire, qui se concentre sur les grandes marques. En 2014 en France, 80% des investissements publicitaires ont été réalisés par 672 entreprises, soit seulement 0,02% des 3 millions d’entreprises françaises15. Loin de « porte[r] à la connaissance du plus grand nombre une large diversité de points de vue et d’opinions défendue par les marques »16, la publicité favorise celle qui ont le moins besoin d’être entendues : les plus puissantes.

Les grandes promesses (la pub sauve la planète)

  « Nous sommes convaincus que les compétences et les talents dont regorge l’industrie publicitaire peuvent être mis à profit de la transition écologique. » (tribune Pour une publicité lucide et responsable face aux enjeux environnementaux)

   « Qui va donner envie de consommer autrement? Qui va doter les raisons d’être, si sages et si sérieuses, d’un imaginaire attractif et motivant pour que les entreprises réussissent leur transformation ? » (Denis Gancel)

   « La communication peut devenir le bras armé de la transition. Plus on en privera les entreprises, plus elle aura du mal à se mettre en place (…) Les entreprises travaillent à des dispositifs d’information sur l’impact environnemental de leurs produits pour les rendre encore plus pertinents et fiables, et la publicité pourrait être un vecteur de diffusion très efficace de ces informations » (Avant d’interdire)

   Comme beaucoup d’autres industries, l’industrie publicitaire est de plus en plus en proie au super-héroïsme : elle veut sauver la planète, protéger la nature, libérer les oiseaux, car elle est le « bras armé de la transition écologique ». Derrière cette image militaire, l’imposture est facile à démasquer. Tous les textes qui contiennent cette idée la formulent en effet au conditionnel (« peut devenir ») ou au futur (« va donner envie de consommer autrement », « va doter », etc.) Il est toujours question d’un monde à venir, celui que « tout le monde souhaite »17. Tout se passe comme si la communication « verte », « éthique », « éco-responsable » n’existait pas encore et que nous pourrions espérer qu’elle viendrait changer les choses. Or ce type de communication existe depuis les années 1990. Nous sommes aujourd’hui envahi·es de packagings, slogans, marques et autres labels tous plus verts les uns que les autres. Le résultat ? Beaucoup de confusion pour les consommateur·ices, et surtout beaucoup de greenwashing18 : les marques inventent leurs propres labels de durabilité ou de commerce équitable, repeignent en vert un packaging ultra polluant, récupèrent les images des luttes du passé dans leurs vidéos publicitaires19 ou prétendent tout simplement que leurs produits sont ce qu’ils ne sont pas, comme dans la récente campagne pour le sucre Daddy présenté comme « végétal »20. Les publicitaires, dans leurs tribunes, font voir ce talent pour le greenwashing : Mercedes Erra parle ainsi d’ « écosystème » pour désigner le secteur publicitaire, croyant sans doute que la rhétorique suffit à faire passer une chose pour son contraire.

 

   Ces pratiques sont officiellement sanctionnées, par des interdictions qui restent en fait sans suite, car l’industrie publicitaire est autorégulée : si vous voyez dans la rue une affiche qui vous choque, le seul recours est de déposer une « plainte » à l’ARPP, association dont les membres sont des professionnel·les du secteur. Un seul organe du monde associatif, France Nature Environnement, y était présent, jusqu’en septembre dernier, où l’association est partie en dénonçant « une institution incapable de faire évoluer le secteur publicitaire », notamment en matière de transition écologique21. De fait, l’ARPP explique sur son site que sa mission est d’« aider la profession à se prémunir contre un renforcement de l’encadrement législatif »22.

   Prétendre que la publicité pourra faire connaître les bons produits, c’est aussi présupposer qu’elle est capable d’énoncer des informations solides et fiables, et ce pour tous les produits. Or presque 90% des messages publicitaires, en particulier à la télévision, ne contiennent aucune information23. La plupart du temps, on lit des messages ni vrais ni faux, vides de sens, qui cherchent simplement à frapper l’attention des passant·es pour augmenter le biais de simple exposition24. Même lorsqu’une publicité est contrainte par la loi à contenir des mentions légales, leur inclusion dans un environnement publicitaire a des effets contre-productifs : soit le message est invisible (trop petite taille, disposition verticale), soit il est obscur (« manger bouger »). Selon l’Inserm, certaines mentions légales permettent même de décomplexer l’acte d’achat, par une association spontanée entre une mention légale positive (« manger bouger ») et le produit promu.25

Les grandes menaces

  « L’interdiction des publicités dans les médias serait un cadeau formidable à ceux-là mêmes qui nous étranglent déjà, ces fameux géants de l’Internet auxquels j’ai consacré mon précédent livre : Le diable s’habille en Gafa » (Jacques Séguéla)

  « Si nous voulons créer des chômeurs, allons-y, interdisons la publicité à l’automobile et à l’aéronautique. Mais à qui cela profitera-t-il ? Je vais vous le dire : aux entreprises étrangères. » (Jacques Séguéla)

  « On parle maladroitement de la consommation comme si c’était le diable. Or ce n’est pas raisonnable. Prenez la banlieue. La nervosité des banlieues vient de l’impossibilité de consommer… » (Mercedes Erra, itw Influencia)

   « Aujourd’hui la publicité est en tenaille entre deux critiques. L’écologie qui y voit l’exemple typique de faux besoins destructeurs de la nature. La critique radicale qui envahit notre société depuis une génération et ne voit que manipulation, aliénation, réification de toutes les inégalités. Les mouvements identitaires, notamment féministes, accentuent cette critique tous azimuts. Tout est mensonge, influence et domination. » (Tribune Wolton)

  Beaucoup de publicitaires, caractérisent leurs critiques de « publiphobes », suggérant par un artifice étymologique que leurs discours sont dus à une peur irrationnelle (phobos). Or il apparaît plutôt que ce sont les publicitaires qui recourent, en guise d’arguments, à nos affects les plus néfastes. Leurs tribunes sont parsemées de menaces économiques : allusions au chômage, à des « crises » vagues, mais toujours imminentes26. Dans d’autres passages, encore plus allusifs, on constate le recours nauséabond à la peur de l’autre : le problème de l’influence des GAFAM est présenté comme menace des « entreprises étrangères », tandis que la question des inégalités sociales face à la consommation est résumée par « la nervosité » de « la banlieue ». De quelle « banlieue » parle-t-on ? Que signifie « nervosité » ? Qui souffre de « l’impossibilité de consommer » et pourquoi ? Cela n’est jamais précisé : les auteur·ices se contentent de jouer sur des non-dits, laissant la porte ouverte aux réflexes nationalistes et aux préjugés de classe.

   Pour ouvrir le débat sur les effets anti-crise de la publicité, on peut rappeler que la publicité coûte de l’argent aux consommateur·ices qu’elle prétend « défendre ». Les répercussions des budgets publicitaires sur les produits montrent qu’aux États-Unis, la publicité représente en moyenne 15% du prix des produits (hors marketing)27. En 2019, les 33,8 milliards d’euros de dépenses publicitaires rapportées aux 67 millions de Français·es donnent une moyenne de 504 € par an et par personne28.

  L’obsession pour la menace des GAFAM et les dérives d’Internet et de « l’infox », systématique chez Séguéla ou Wolton, est une véritable auto-contradiction du secteur. En effet, la publicité est au cœur du modèle économique des GAFAM : plus de 98% du chiffre d’affaires de Facebook vient des revenus publicitaires.29 Google a longtemps fonctionné uniquement avec la publicité. Les stratégies marketing d’Apple ont assuré à l’entreprise une place de choix dans les entreprises les mieux cotées en bourse.

   De plus, où sont diffusées les « infox » et autres fake news ? Sur les réseaux sociaux, les plateformes de partage de vidéos et certains médias30, dont le modèle financier est… la publicité. Ce modèle pousse les médias à mettre en avant des contenus clivants ou complotistes pour susciter de l’« engagement » chez leurs usager·es.31 Comme le résume Ethan Zuckerman, créateur repenti de la fenêtre pop-up et désormais directeur de recherche au MIT, « l’état de déchéance de notre Internet est une conséquence directe, involontaire, de choisir la publicité comme modèle par défaut pour les contenus publicitaires en ligne. »32

  Dans leurs tribunes, les publicitaires laissent voir à quel point ils et elles perçoivent la critique sociale comme une menace, qu’il s’agisse d’écologie ou d’un quelconque autre domaine (antisexisme, antiracisme…). C’est assez cohérent avec le fait qu’historiquement, la publicité a toujours été une force conservatrice. Le rapport du Conseil des droits de l’homme sur la publicité de 2014 indiquait que les « comportements et attitudes que [la publicité] tente de faire adopter sont souvent néfastes du point de vue de la santé et des relations sociales, ainsi que de l’environnement »33.Elle diffuse surtout des « valeurs extrinsèques », c’est-à-dire « plus associées à des préjugés, une faible préoccupation pour l’environnement, et l’engagement dans des relations de domination vis-à-vis des gens ».34 C’est aussi ce que montre l’étude des représentations sexistes dans la publicité, qui n’ont cessé de se renforcer malgré l’importance des luttes féministes35.

La victimisation

  « (…) la publicité est devenue, pour certains, le bouc émissaire des maux des sociétés occidentales, en France en particulier. » (CEP)

  « Son double statut de victime expiatoire et de cible privilégiée du « politiquement correct » place la publicité sous la censure explicite de l’autorité et de la sanction, en réponse à une demande sociale et institutionnelle apparemment croissante. » (CEP)

   « Mais dans la publicité il y a déjà énormément d’interdictions, depuis cinquante ans ! Pour avoir un débat plus serein, il faudrait au moins que l’on connaisse le nombre incroyable de lois, décrets, règlements, circulaires qui aujourd’hui « encadrent » le secteur. » (Dominique Wolton)

  On constate aussi dans toutes ces tribunes un fond commun de victimisation, plus ou moins appuyé. Les publicitaires se plaignent d’une « haine sociale », d’un secteur devenu « bouc émissaire », qui prend sur ses frêles épaules la haine « d’un système économique tout entier »36. Le rôle de cette rhétorique est de suggérer que la publicité est depuis longtemps la cible de nombreuses législations contraignantes. Or la régulation de la publicité est très faible. Les seules réelles interdictions portent sur la publicité comparative, la promotion du tabac (interdite) et de l’alcool (limitée). Au-delà de ces exemples, on trouve surtout l’obligation des mentions légales, dont nous avons déjà signalé plus haut la contre-productivité. La régulation des contenus est de plus une autorégulation, dont nous avons vu les limites plus haut.

   Ce ton de victimisation sert aussi à minimiser l’influence des publicitaires et des annonceurs sur les politiques : les lobbies de l’industrie agro-alimentaire ont récemment envoyé une lettre privée à quatre ministres afin de critiquer les possibles régulations sur le marketing alimentaire37. Rappelons également que ce sont les grandes marques pour lesquelles travaillent les publicitaires qui possèdent la plupart des médias en France38. Cette vague de tribunes atteste une nouvelle fois de leur aisance à occuper l’espace médiatique quand le besoin s’en fait sentir.

Le double discours sur le libre arbitre

   « Le récepteur n’est pas cet être incapable de discernement, et qui doit être « protégé ». Le consommateur, ce n’est pas l’autre, ce n’est pas un imbécile manipulable à merci : le consommateur, c’est soi-même. (…) Jamais n’est évoquée une éventuelle intelligence du récepteur. Et si par hasard ce consommateur savait ce qu’il fait ? » (Dominique Wolton)

   « A-t-on songé à faire confiance à l’intelligence et au libre arbitre des gens, citoyens et consommateurs ? Loin d’être tous des sur-consommateurs, chaque jour ils font leurs choix en conscience. Dénierait-on aux Français leur discernement ? » (Avant d’interdire)

  Les publicitaires accusent leurs adversaires de penser que « les autres sont manipulés, à l’exception d’eux-mêmes » (tribune Wolton). Cet argument tente de créer une connivence entre l’auteur·e et les lecteur·ices, en les faisant se sentir méprisé·es par les « publiphobes » qui se croiraient au-dessus des autres. Connivence simplement suggérée, jamais fondée. Par contre, il est historiquement attesté que l’industrie publicitaire a investi des millions en recherche, depuis plus d’un siècle, pour produire ou récupérer tous les savoirs liés aux déterminismes sociaux ou psychiques.39 Cela a conduit le secteur à embaucher des psychologues, sociologues, neuroscientifiques ; à utiliser l’imagerie médicale pour scanner les réponses cérébrales aux stimuli commerciaux ; à dissimuler les publicités afin qu’elles se confondent avec le contenu éditorial des médias40 ; à créer des panneaux numériques afin qu’on ne puisse plus échapper aux publicités même dans la rue ; à cacher des caméras dans des vitrines41… D’un côté, les publicitaires exaltent la souveraineté de notre capacité de choisir ; de l’autre, les agences de marketing paient très cher pour des recherches et des outils de plus en plus précis, permettant de contourner notre autonomie décisionnelle. À quoi peut bien servir ce double discours du système publicitaire, évidemment contradictoire ? Sinon à créer la condition même de la manipulation, à savoir l’inconscience d’être manipulé·e ? Une des grandes leçons de la recherche en psychologie sociale sur la manipulation et l’influence, c’est en effet qu’« un individu ne peut être efficacement manipulé que s’il éprouve un sentiment de liberté ».42

Liste des tribunes citées :

Tribune « Avant d’interdire », par Mercedes Erra, présidente de l’Association pour les actions de la Filière Communication, Franck Gervais, Président de l’Union des Marques, et Laurent Habib, président de l’Association des Agences-Conseils en Communication, 5/10/2020 : https://www.place-communication.com/tribune-avant-dinterdire/

Interview de Mercedes Erra par le magazine en ligne Influencia, « cette tribune est celle d’un écosystème qui se sent en danger et se défend enfin à l’unisson », 04/10/2020 : https://www.influencia.net/fr/actualites/media-com,reputation,mercedes-erra-cette-tribune-est-celle-ecosysteme-qui-sent-danger-defend-enfin-unisson,10578.html

Tribune « Nous sommes tous des parasites », par Denis Gancel, président fondateur de W et enseignant à Sciences Po Paris, 13/10/2020 : https://www.strategies.fr/blogs-opinions/idees-tribunes/4050567W/nous-sommes-tous-des-parasites.html

Interview de Jacques Séguéla par journal Le Point, « Arrêtons le massacre… », 01/10/2020, : https://www.lepoint.fr/societe/jacques-seguela-arretons-le-massacre-01-10-2020-2394499_23.php

Avis du Comité d’Éthique Publicitaire, rédigé par Pascal Marie et Dominique Wolton : « Publicité et nouvelles censures, la publicité bouc émissaire », 29/07/2020 : https://www.cep-pub.org/avis/publicite-et-nouvelles-censures-la-publicite-bouc-emissaire/#_ftn1

Tribune « Publicité ? Penser ce clair-obscur », par Dominique Wolton, directeur de la revue internationale Hermès, président du Comité d’Éthique Publicitaire, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, 10/11/2020 : https://hermes.hypotheses.org/4380

Interview d’Aurore Bergé députée ex-LREM sur BFM Business, 06/04/2020 : https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/aurore-berge-lrem-un-credit-d-impot-sur-les-depenses-des-annonceurs-a-l-etude-pour-soutenir-le-secteur-des-medias-0604-1236707.html

Interview de Laurent Habib, président de l’Association des Agences-Conseils en Communication, sur BFM Business, « La colère des publicitaires contre la loi « antipub » », 28/09/2020 : https://www.bfmtv.com/economie/replay-emissions/le-grand-journal-de-l-eco/laurent-habib-babel-la-colere-des-publicitaires-contre-la-loi-antipub-28-09_VN-202009280309.html

Interview de Jean-Charles Decaux sur BFM Business, « Quelles sont les conséquences de la crise sur le groupe JCDecaux ? », 15/10/2020 : https://www.youtube.com/watch?v=icw6FvHWfj4

Tribune de Julien Carette Président directeur général d’Havas Paris, « La publicité accélère la transformation positive des entreprises », 16/09/2020 :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/09/16/la-publicite-accelere-la-transformation-positive-des-entreprises_6052356_3232.html

Tribune signée par 52 professionnel·les de la publicité, « Pour une publicité lucide et responsable face aux enjeux environnementaux », publiée sur CbNews, 16/10/2020 : https://www.cbnews.fr/tribune/publicite-lucide-responsable-face-aux-enjeux-environnementaux-55593

1 Comme l’assument Mercedes Erra, présidente exécutive d’Havas, et Franck Gervais, président de l’Union des marques et DG Europe d’Accor, dans un article du Figaro. https://www.lefigaro.fr/medias/des-etats-generaux-pour-la-communication-20200623 

2 Greenpeace, Pour une loi Evin Climat : https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2020/06/Publicite-pour-une-loi-evin-climat_20200617_Rapport-3.pdf ; Renaud Fossard, Big Corpo (SPIM) : https://sp-im.org ; Thierry LIBAERT et Géraud GUIBERT, Publicité et Transition Écologique : https://www.tlibaert.info/wp-content/uploads/2020/06/Rapport-MTES-vf-1.pdf

4 Instance attachée à l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP), association de professionnel·les du secteur qui se veut garante de l’autorégulation des contenus publicitaires.

5 Voir notamment le scénario Négawatt de 2017, p. 44 : https://negawatt.org/IMG/pdf/synthese_scenario-negawatt_2017-2050.pdfVertical.2016

6 Sénat, rapport n°413, « Rapport d’information fait au nom de la Délégation du Sénat pour la planification sur l’évaluation de l’impact de la libéralisation de la publicité télévisée et les perspectives ainsi ouvertes pour l’ensemble des acteurs concernés », par Philippe LEROY, Sénateur, 2005. Lien : https://www.senat.fr/rap/r05-233/r05-2331.pdf

7Selon Sir Nicholas Stern, directeur du Budget et des Finances publiques au Trésor britannique et ex-chef économiste et vice-président de la Banque mondiale: « Si l’on ne réagit pas, les coûts et les risques globaux du changement climatique seront équivalents à une perte d’au moins 5 % du PIB mondial chaque année, aujourd’hui et pour toujours. Si l’on prend en compte un éventail plus vaste de risques et de conséquences, les estimations des dommages pourraient s’élever à 20 % du PIB ou plus. En revanche, les coûts de l’action, à savoir réduire les émissions de gaz à effet de serre pour éviter les pires conséquences du changement climatique, peuvent se limiter à environ 1 % du PIB mondial chaque année.» Plus d’informations ici

9 Blaise MAGNIN, représentant d’Action CRItique MEDia (Acrimed), « Analyse de Blaise Magnin » conférence donnée au colloque « SPIM: De l’industrie publicitaire aux relations publiques, les outils d’influence des multinationales », 29-30 Mai 2018. Institut des sciences de la communication, Paris. Lien vers la vidéo de l’intervention : https://sp-im.org/enjeuc-1/

10 Malgré un budget global de publicité qui grossit peu (10 Mds d’euros de publicité « média » par an en France), entre 2005 et 2015, pas moins de la moitié des financements publicitaires “presse” a été reportée vers le numérique, qui passait ainsi de 2% à 26% de parts de marché pendant que la télévision, la radio et l’affichage restaient stables.

11Décision n°2019-923 QPC du 31 janvier 2020 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2019823QPC.htm

12Voi le rapport BigCorpo, p. 92-95. La liberté d’expression définie par les grands textes internationaux protège, entre autres, le discours politique, religieux ou le journalisme de l’intervention de l’État mais, selon une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, la communication d’ordre commercial ne bénéficie pas de ce niveau supérieur de protection. Autrement dit, et comme l’y invite le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le législateur est parfaitement légitime à réguler les messages publicitaires, et l’annonceur ne peut diffuser n’importe quel message dans n’importe quelle condition. Oui, la liberté du récepteur compte et oui, comme la loi Evin l’a déjà mis en place, certains produits autorisés au commerce peuvent être interdits de promotion publicitaire. Pour le secteur publicitaire, l’autorégulation exclusive n’est pas un droit mais seulement un privilège dont il bénéficie encore aujourd’hui.

14Francesco Turino, conférence donnée au colloque « SPIM: De l’industrie publicitaire aux relations publiques, les outils d’influence des multinationales », 29-30 Mai 2018 : https://sp-im.org/enjeub-2/

15Chiffres-clés de l’Union de Marques (ex-Union des annonceurs) : https://antipub.org/wp-content/uploads/2017/11/Chiffres_cles_des_annonceurs_2014.pdf

16Julien Carette, « La publicité accélère la transformation positive des entreprises », Le Monde, 16/09/2020

17Mercedes Erra, Laurent Habib et Franck Gervais, « Avant d’interdire », 5/10/2020

18https://antipub.org/glossaire/eco-blanchiment-greenwashing/

19Voir l’article de Reporterre sur la campagne de la marque de vêtements Replay ; https://reporterre.net/Toujours-plus-cynique-la-publicite-recupere-lutte-ecologique-et-violences

20L’association FoodWatch a ainsi dénoncé récemment la campagne de la marque de sucre Daddy, qui prétend que « au commencement, le sucre est végétal »: https://www.60millions-mag.com/2020/10/28/sucre-la-pub-ludique-et-decalee-de-daddy-ne-passe-pas-17808 Charal fait de même, avec sa campagne « herbe pour tout le monde ».

21« Après 12 ans de tentatives ratées [de jouer le dialogue], nous ne pouvons plus cautionner une institution incapable de faire évoluer le secteur publicitaire. Seule une modification en profondeur de l’organisation, pour la rendre indépendante des professionnels, permettra de répondre réellement aux attentes citoyennes en matière de transition écologique.»Communiqué de presse de FNE, 9 septembre 2020. https://www.fne.asso.fr/sites/default/files/20200909_CP%20FNE_Publicit%C3%A9%20ARPP-CPP.pdf

23Francesco Turino, colloque SPIM, 29 et 30 mai 2018, Institut des sciences de la communication, Paris. Lien : https://sp-im.org/enjeub-2/

25Inserm, Agir sur les comportements nutritionnels. Réglementation, marketing et influence des communications de santé, EDP Sciences, coll. « Expertise collective », Montrouge, 2017.

26 Par exemple, la tribune « Pour une publicité lucide et responsable face aux enjeux environnementaux » parle de « crises qui s’annoncent », sans plus de détails.

28https://antipub.org/impot-publicitaire-plus-cher-que-la-taxe-carbone/

30Citons pêle-mêle CNews, Sud Radio ou France soir qui relaient régulièrement de fausses informations…

31Voir Leo FAVIER, Dopamine, épisode 5: « YouTube », Arte 2019 : https://www.arte.tv/fr/videos/085801-003-A/dopamine/

33https://www.ohchr.org/FR/Issues/CulturalRights/Pages/impactofadvertisingandmarketing.aspx

34Bec SANDERSON, chargée d’étude à Public Interest Research Center (R-U), « Cultural Values », conférence donnée au colloque « SPIM : De l’industrie publicitaire aux relations publiques, les outils d’influence des multinationales », 29-30 Mai 2018. Institut des sciences de la communication, Paris. Lien vers la vidéo de l’intervention : https://sp-im.org/enjeua-2/

35A ce sujet, voir le rapport de l’Observatoire de la Publicité Sexiste de notre association, à paraître le 10 décembre 2020.

36https://www.cep-pub.org/avis/publicite-et-nouvelles-censures-la-publicite-bouc-emissaire/

38Le Monde Diplomatique avec Acrimed « Qui possède quoi », novembre 2020. https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA

39Voir sur ce point notre article « Libre arbitre et publicité : généalogie d’un double discours » : https://antipub.org/libre-arbitre-et-publicite-genealogie-dun-double-discours/

40Sophie EUSTACHE et Jessica TROCHET, « De l’information au piège à clics », Le Monde Diplomatique, août 2017 : https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/EUSTACHE/57804

41Voir notre dossier « Les caméras publicitaires, pur fantasme ? » : https://antipub.org/dossier-les-cameras-publicitaires-pur-fantasme/

42Robert-Vincent JOULE et Jean-Léon BEAUVOIS, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, 2014, Presses Universitaires de Grenoble, p. 291