Entretien : Genève a voté un règlement qui bannit la pub commerciale !

RAP a souhaité faire un entretien avec Emmanuel Deonna car à Genève, une initiative citoyenne se bat depuis des années pour faire interdire la publicité dans les espaces publics. Le parlement de la ville a déjà approuvé la demande, mais la décision est controversée. Un référendum pourrait encore annuler l’interdiction de publicité.

– Qui êtes-vous ?

Je suis Emmanuel Deonna, journaliste indépendant et député socialiste au Grand conseil genevois (parlement du canton de Genève). Je suis un politicien actif sur les questions publicitaires depuis 2017. Mon champ d’action au niveau professionnel et politique est la défense des migrants, de la culture et des droits humains. Genève est considérée, surtout à l’international, comme la capitale des droits humains.

 – Pourriez-vous présenter votre collectif « Genève sans publicités » ? Comment s’est-il créé ?

À Genève, nous avons de très nombreuses organisations internationales, gouvernementales et non-gouvernementales, actives dans l’enceinte des Nations Unies ou qui gravitent autour d’elles. Il existe aussi un réseau associatif très dense dans les domaines de l’écologie, du social, de la culture et de la migration. Il y a à Genève une Maison des associations où elles peuvent se rencontrer, échanger et sont hébergées à des coûts peu élevés. Depuis l’avancée des discussions sur le réchauffement climatique à la conférence de Rio, le protocole de Kyoto et la conférence de Paris sur le climat, les associations qui luttent pour la transition sociale et écologique à Genève sont de plus en plus actives. 
L’initiative « Genève Zéro Pub : Libérons nos rues de la publicité commerciale » est née dans plusieurs associations dont le Réseau d’objection de croissance (ROC). Cette association organisait déjà avant notre initiative des actions contre la surconsommation les 25 mars, lors de la Journée internationale contre la publicité, ou contre le Black Friday. Le ROC organise des actions pour sensibiliser aux conséquences du consumérisme, au problème de l’empreinte écologique liée à la surconsommation et pour mettre en garde contre le triomphe du capitalisme sur les esprits. Cet effort est aussi porté par la publication trimestrielle « Moins » qui est diffusée dans toute la Suisse romande. Ce sont à peu près les mêmes milieux qui ont soutenu le mouvement ATTAC et la taxe Tobin en Suisse francophone. Et qui se sont engagés et s’engagent aussi contre l’achat et la vente d’armements ou contre l’énergie nucléaire.

Conférence-débat avec Ada Amsellem (Genève libérée de l’invasion publicitaire) et Lucas Luisoni (Co-président de Alterniba Léman)

Fin 2016, la population a assisté à un changement de concessionnaire d’affichage publicitaire en ville de Genève. Il y a eu une mésentente entre le nouveau concessionnaire et l’ancien lorsqu’il est parti. Des affiches laissées blanches pendant deux semaines ont été investies par des citoyens et par certains artistes, y déployant leur créativité. Le phénomène a beaucoup plu aux habitants et attiré aussi l’attention des médias. Le ROC et d’autres associations ont tout de suite envisagé d’entreprendre une action concrète contre la publicité dans l’espace public. Le déploiement de créativité sur les affiches blanches fournissait la preuve du bien-fondé de la lutte anti-publicitaire et de la volonté des citoyens et des artistes de s’exprimer sur, et à la place, des panneaux publicitaires. On a pu voir des slogans antipub, des tags et de très beaux dessins. Cette séquence en janvier 2017 a fourni l’impulsion et, à mi-février, la section genevoise du ROC et l’association Quartiers collaboratifs se sont réunies pour discuter du lancement d’une initiative. La discussion participative s’est faite dans le cadre des « vendredis de la transition », une rencontre citoyenne programmée tous les vendredis au sein de la Maison des associations. Ouverte à tous et toutes, elle conduit à la formation de groupes de personnes à géométrie variable et qui avancent dans la réflexion sur l’une ou l’autre thématique que proposent les participants afin d’aboutir à des actions concrètes. L’association Monnaie Léman s’est aussi impliquée. Lucas Luisoni et Ada Bernier – doctorante en administration publique qui travaille sur la démocratie communale, un pilier de la démocratie suisse – Olivier Zimmerman, Eric Ragni et Sylvia Oberson et des jeunes du Collectif « Genève libérée de l’invasion publicitaire » (GLIP) ont participé à l’aventure depuis le début. Lucas Luisoni et Ada Bernier ont en particulier travaillé sur les aspects juridiques de l’initiative.

Une affiche approprié par un habitant de Genève

Une page Facebook a été créée. Elle a eu tout de suite beaucoup de succès. On y a partagé les images des affiches blanches investies par la créativité citoyenne et artistique. La gestion de cette page a été partagée avec Aldo Brina, une personnalité connue dans le plaidoyer pour les migrants et qui travaille pour le Centre social protestant, ainsi que Samia Hurst, professeure d’éthique à l’Université de Genève. Un médecin membre du ROC et ami de notre comité a aidé plus tard à financer les nombreux recours juridiques. Un petit groupe d’une vingtaine de militants – parmi lesquelles beaucoup d’étudiants- s’est constitué. Cela a beaucoup aidé pour récolter les signatures. Nous avions un temps limité pour les récolter. A ce moment-là, d’autres associations actives dans le domaine de la transition et les partis politiques de gauche (Parti socialiste, Verts et Ensemble à Gauche) sont entrés dans la danse. Ils nous ont aidé pour la récolte : un peu plus de 4 500 signatures ont été collectées pour l’initiative populaire municipale. Et 4 100 sur les 4 000 signatures requises ont pu être validées.

 – Pourriez-vous expliquer aux Français que nous sommes le cadre légal des initiatives populaires municipales ? Qui est à l’origine de l’initiative ?
En Suisse, nous avons une démocratie locale très vivante. Notre système politique octroie de nombreuses possibilités pour être actif en politique. Nous votons quatre à cinq fois par an sur des objets politiques : qu’ils soient communaux, cantonaux ou fédéraux. Malheureusement, au niveau fédéral ainsi que dans de nombreux cantons, les étrangers n’ont pas le droit de voter, ni d’être élus. Au niveau communal, en ville de Genève, ils ont le droit de vote.

L’Initiative Genève Zéro pub ; Libérons nos rues de la publicité commerciale ne concerne formellement que la ville de Genève. Mais elle a aussi intéressé d’autres villes (communes) proches. A Puplinge, une petite commune du canton de Genève de moins de 3000 habitants, Lucas Luisoni (conseiller municipal) a obtenu un vote majoritaire du Conseil Municipal pour la suppression de l’affichage publicitaire commercial sur l’espace public de la commune. La ville de Vernier, qui est la plus grande commune genevoise après la ville de Genève, a interdit la publicité pour le petit crédit. Dans d’autres cantons de Suisse romande, on trouve de petites associations qui se mobilisent autour de l’antipub. A Neuchâtel et dans le canton de Vaud, la publicité sexiste par voie d’affichage a été interdite par les parlements.

Publicité sexiste contre laquelle se bat l’initiative Genève sans Pub

Dans le Canton de Vaud, la mobilisation se poursuit avec la création d’un site internet : sortir-de-la-pub.ch qui vise à permettre le partage des expériences communales autour de l’antipub. Notre initiative en ville de Genève est ainsi la plus généraliste et la plus ambitieuse. Elle vise à interdire la publicité commerciale par voie d’affichage sur tout l’espace public. Et à privilégier, en lieu et place de l’affichage commercial, l’expression artistique, citoyenne et associative. Notre initiative n’interdit cependant pas la publicité des institutions culturelles, elles peuvent continuer à afficher leurs programmations. L’interdiction cible la publicité à caractère commercial pour compte de tiers. Les multinationales et les grands groupes commerciaux, suisses ou étrangers, sont les seuls à pouvoir se la payer, et monopolisent de fait l’espace d’affichage commercial tout en enlaidissant ainsi aussi nos rues.

Les Suisses et les Genevois sont très habitués aux initiatives et aux référendums. C’est ce qui fait pour ainsi dire le sel notre démocratie. Les référendums sont activés par les citoyens qui s’opposent aux lois votées par les élus dans les parlements. Les initiatives quant à elles sont lancées par les citoyens et peuvent porter sur une infinité de sujets. En ville de Genève, il suffit de récolter 4 000 signatures pour une initiative afin de la faire aboutir. Dans le canton de Genève, il faut 12 000 signatures. Pour les initiatives fédérales, il faut 100 000 signatures. Pour un référendum fédéral, 50 000 signatures suffisent. En principe, c’est le peuple qui décide au bout du compte par le biais des votations. Cependant, cela peut être aussi les représentants du peuple au sein des parlements. Lorsque les initiatives passent, les citoyens sont en général appelés à voter. Tout ce système donne aussi malheureusement pas mal de latitude aux extrêmes. Ces vingt dernières années, l’extrême droite a ainsi réussi à imposer de très nombreuses votations aux relents xénophobes au sujet de l’immigration en utilisant les armes de la démocratie semi-directe que sont l’initiative et le référendum. Cependant, l’initiative et le référendum ont aussi permis à la gauche de gagner quelques batailles historiques importantes, notamment dans le domaine des assurances sociales et des droits des femmes, qui ont été obtenus tardivement et de haute lutte dans notre pays.

En Suisse, les communes n’ont pas les mêmes prérogatives que les cantons, car ces derniers ont une compétence législative. Ceux-ci ne font pas qu’appliquer la législation fédérale. Ils légifèrent et disposent d’une autonomie dans de nombreux domaines (santé, éducation, finances, mobilité, etc). Les communes ont elles aussi des compétences législatives mais moindres.

Avec l’initiative « Genève Zéro Pub : Libérons nos rues de la publicité commerciale », notre intuition était que l’échelon le plus efficace et prometteur serait l’échelon local, pour tester l’initiative et l’adhésion des citoyens à notre idée, et pour en faire un exemple. Les villes sont moins conservatrices que les campagnes, ce qui nous a facilité la tâche. Par ailleurs, les communes rurales votent plus à droite et auraient peut-être été moins sensibles à notre initiative, car on n’y trouve presque aucune affiche commerciale. Notre idée était de commencer par le niveau communal, puis de progresser, d’essaimer à un échelon supérieur.

Le débat sur la publicité en Suisse est aussi fédéral. Les partis de gauche et d’autres éléments progressistes ont milité longtemps pour obtenir la limitation ou l’interdiction de la publicité pour l’alcool et le tabac. Certaines avancées ont été obtenues. Le 13 février dernier, par exemple, le peuple suisse s’exprimera sur une proposition visant à interdire la publicité pour le tabac auprès des jeunes (votation fédérale). Les sondages sont favorables à cette initiative. La société civile suisse s’organise aussi lentement comme dans le reste de l’Europe pour essayer de mettre un frein au pouvoir de plus en plus exorbitant des GAFAM.

En ce qui concerne notre initiative, nous avons pris soin de la formuler d’une manière vraiment compatible avec notre ordre juridique. Nous avons consulté un professeur de droit constitutionnaliste qui nous a mis en garde : « Si vous ne formulez pas cela de façon précise, cela risque de vous retomber dessus« . En s’impliquant dans la rédaction, il a aidé le comité d’initiative à aboutir à un texte suffisamment précis sans être trop dogmatique pour être efficace.


 – Pourquoi ciblez-vous l’affichage commercial ?

Nous avons eu entre les membres du comité d’initiative des discussions à propos du terme « publicité commerciale » et nous sommes arrivés à un consensus. Il y a une grande différence à nos yeux entre par exemple entre Les Cinémas du Grütli (la cinémathèque de Genève), Le Grand Théâtre de Genève (l’opéra municipal) et McDonalds, Coca-Cola ou Toyota pour citer des institutions culturelles d’un côté, et les grandes sociétés à but lucratif de l’autre. L’an dernier encore, on trouvait dans les rues de la ville des affiches publicitaires consternantes où l’on pouvait lire « Bienvenue à Genève, Coca Cola » de la grande marque étasunienne omniprésente. Les affiches de publicité pour les institutions culturelles sont aussi visibles dans l’espace public, elles occupent la moitié de l’espace mais ne nous posent pas de problème. Selon nous, il est possible de faire une distinction nette entre le culturel et le commercial. Le commercial vise purement et uniquement à faire du profit, à orienter les personnes vers l’achat. Alors qu’avec la culture et les activités artistiques, il s’agit d’un phénomène tout autre. En revanche, le capitalisme a intérêt à maintenir une confusion dans l’esprit des gens. Lutter en faveur des affiches culturelles et associatives et contre les affiches commerciales est un moyen de promouvoir la cohésion sociale et la démocratie culturelle. En 2014, la rapporteuse des Nations Unies pour les droits culturels l’a d’ailleurs précisé. Nous nous sommes appuyés sur son rapport. Les publicitaires ne peuvent pas décemment se réclamer de la liberté d’expression. La publicité envahissante enfreint les droits culturels, si ce n’est aussi l’intégrité psychique des individus. Les publicitaires utilisent certes parfois des techniques que les artistes maîtrisent. Cela ne fait pas pour autant des publicitaires des artistes. Les artistes souhaitent gagner leur vie. Mais, ils ne sont pas artistes pour gagner de l’argent, ce n’est pas leur motivation première. De la même manière, les associations de la société civile n’ont pas pour but de faire du profit. Elles visent à contribuer à la cohésion sociale, à démocratiser la culture et à créer des emplois avec des externalités positives.

En ce qui concerne l’affichage politique sur lequel nous avons aussi été interpellés, il existe une autre réglementation. On pourrait estimer que l’affichage politique coûte à la collectivité ou provoque aussi des nuisances de divers ordres. Cependant, la grande majorité du temps, la publicité politique par voie d’affichage est utilisée par les partis politiques et les associations afin de donner leurs mots d’ordre (prises de position) pour les votations. Car, comme déjà mentionné, nous votons très fréquemment en Suisse sur de nombreux objets politiques. Cependant, le financement des partis politiques en Suisse est problématique car il est très peu réglementé. Mais cette question a des implications largement plus vastes que le problème de la publicité par voie d’affichage dans l’espace public. Par ailleurs, le vote en Suisse n’est pas obligatoire. Les personnes qui ne votent pas ne sont pas amendables. Vu le haut taux d’abstentionnisme – en dépit de la re-politisation qu’on observe avec la pandémie de Covid-19 -, nous pensons que nous devons préserver les moyens d’informer la population sur les enjeux politiques. Notre comité ne s’oppose donc pas à l’affichage politique partisan dans l’espace public.


– En France, nous distinguons (juridiquement parlant) le mobilier urbain (et donc d’un pouvoir sur place) des panneaux de publicité à finalité commerciale. Qu’en est-il en Suisse?

En Suisse, nous appelons cela aussi les « panneaux d’affichage publicitaire ». Nous demandons avec cette initiative l’interdiction de la publicité commerciale par voie d’affichage. On ne s’attaque pas à tous les panneaux. Bien que la législation et la réglementation soient claires, un débat autour des panneaux a surgi. A qui appartiennent ces panneaux ? Qui a le droit de les entreposer là où ils sont ? Où se situent les frontières entre l’espace public et l’espace privé ? La devanture des magasins et l’habitat privé peuvent-ils entrer dans le champ d’application de notre initiative ? Il a fallu élucider toutes ces questions. Lucas Luisoni et Ada Bernier qui ont travaillé dans le détail sur ces sujets pourraient vous donner des explications plus approfondies. La justice cantonale genevoise et la justice suisse ont reconnu que les panneaux publicitaires font partie de la politique d’aménagement du territoire. Cette politique est une prérogative communale en ce qui concerne l’affichage publicitaire. Il y a d’autres aspects du mobilier urbain qui sont englobés dans la politique d’aménagement du territoire. Cependant, les panneaux publicitaires dépendent de la politique d’aménagement, qui est de la compétence des communes.

Une affiche publicitaire pour une assurance maladie

Les publicitaires et les communicants pro-publicité ont fait valoir l’argument selon lequel seul le canton de Genève avait la compétence et l’autorité en matière publicitaire, et non la ville de Genève. Or, seule la ville est habilitée à octroyer des concessions à des sociétés privées, ainsi qu’à décider de l’emplacement des panneaux, du nombre de panneaux, etc. La ville de Genève octroie des concessions à des sociétés d’affichage. Celles-ci jouent le rôle d’intermédiaire et d’agences de communication. Elles payent pour se voir octroyer ces concessions. Ce sont des recettes pour la ville de Genève, même si cela représente extrêmement peu d’argent par rapport à son budget total. Cela représente annuellement 3.5 millions sur un budget annuel de 1.25 milliard. Le problème se situe selon nous à plusieurs niveaux. Il réside avant tout dans le fait que les produits et services qui sont promus par le biais de l’affichage publicitaire dans l’espace public poussent à la surconsommation, au surendettement, à un gaspillage d’énergie et de ressources, à l’asphyxie et à l’enlaidissement du paysage urbain. Un argument de nos opposants consiste à affirmer que ces panneaux créent de l’emploi local, ce qui est très douteux, en dehors peut-être de quelques contrats pour les graphistes et les imprimeurs. Les communicants font le choix délibéré d’imposer leur présence dans l’espace public. Or, les communicants sont aussi actifs sur d’autres supports publicitaires aujourd’hui. Ils pourraient transférer leurs annonces sans dégât sur d’autres canaux.
    


 – Vous avez eu un parcours judiciaire pour faire aboutir cette initiative. Pouvez-vous nous raconter cela ?

Tout d’abord, la question de l’autonomie communale était centrale. Il existe à Genève une loi sur les procédés de réclame qui est cantonale. Ce sont les communes qui l’appliquent par voie de « règlement ». La ville de Genève est libre de décider comment elle entend appliquer la loi sur les procédés de réclame.
Les autres enjeux juridiques ont beaucoup tourné autour de la question de liberté économique ainsi que sur les effets économiques, sociaux-sanitaires et culturels délétères de la publicité par voie d’affichage. Nos opposants arguaient que la liberté économique serait bafouée si on libérait l’espace public de l’affichage publicitaire commercial. Selon eux, il n’y aurait pas de preuve que la publicité incite à des comportements de surconsommation et de surendettement ; ou plutôt, s’il y a des preuves, elles ne seraient pas suffisantes. Selon eux, beaucoup d’autres facteurs expliquent les « imperfections » de la société, et l’effet de la publicité sur celles-ci sont négligeables, pour ne pas dire quasiment inexistants. Heureusement, sur tous ces points, la justice genevoise et suisse nous a donné raison, à nous le comité d’initiative. Les tribunaux ont même reconnu la validité de l’argumentation visant à reconnaître un droit de ne pas être soumis à la publicité – en comparant l’affichage à d’autres médiums (courrier, télévision, radio) où le consommateur est libre d’être soumis à la publicité. Le Tribunal fédéral a réaffirmé que notre initiative n’enfreignait pas la liberté économique, que l’échelon communal était le bon pour statuer sur un règlement concernant l’affichage, que les objectifs de notre initiative étaient légitimes et les moyens pour la mettre en œuvre adéquats. Il a ainsi reconnu, à demi-mot, que la suppression de la publicité pouvait être envisagé comme une mesure qui augmente le bien-être de la population. Sur beaucoup d’aspects, cet arrêt regorge d’arguments dignes de l’antipub, avec la formulation concise d’une Cour suprême. Ce jugement a représenté et demeure donc une très grande victoire pour nous.

– Le chemin a donc été long et difficile pour cette initiative ?

Le processus a été long et il n’est pas encore terminé. Il a commencé en 2017. Il y a eu deux jugements de la justice genevoise et un jugement du Tribunal fédéral, la plus haute juridiction suisse. Après la récolte de signatures, le Conseil d’Etat genevois (l’exécutif du canton de Genève) devait valider l’initiative. Tout ce qui se passe au niveau communal est soumis au niveau cantonal. Les budgets des communes, les décisions et les initiatives des citoyens doivent être validés par l’échelon supérieur. L’exécutif cantonal a d’abord invalidé partiellement notre initiative estimant qu’elle allait trop loin. Avec les services d’un avocat, nous avons fait recours et contesté les arguments de l’exécutif cantonal. Pour nous, il n’était pas question d’édulcorer le contenu de notre initiative car elle avait été mûrement réfléchie. Nous avons été un peu déçus, mais pas découragés. Maître David Metzger du cabinet Collectif de défense nous a aidé à faire recours à la Chambre constitutionnelle de la Cour de justice du canton de Genève et nous a épaulé pour l’ensemble de la procédure. Nous avons alors obtenu gain de cause puisque la Cour genevoise a estimé que notre initiative était valide dans son intégralité. Ensuite, des personnes issues des milieux de la publicité et de la communication, défendues par de prestigieux avocats de la place, en particulier des milieux d’affaires, ont contesté la décision. Et la Chambre constitutionnelle de la Cour de justice a dû se positionner une nouvelle fois. Un élément a un peu compliqué la donne pour nous. Un élu politique du parti des Verts, Boris Calame, lui-même travaillant dans le domaine de la publicité, avait participé au recours devant la justice genevoise. Cela a probablement arrangé nos contradicteurs de la droite bourgeoise de voir un élu issu de nos propres rangs faire cause commune avec eux. D’ailleurs, c’est encore ce même élu vert qui a finalement épuisé la dernière voie de recours possible pour les opposants à notre initiative, à savoir celle du Tribunal fédéral. En fin de compte, c’est en mars 2021, que toute cette procédure juridique s’est transformée en une victoire définitive en notre faveur.

– Le comité a-t-il eu des moments de découragement ?

Oui, il y a eu des moments de découragement. Nous avons déploré la quérulence et le jusqu’auboutisme de nos contradicteurs. Car nous étions et nous sommes toujours la partie faible dans cette affaire. Nous n’avions et n’avons toujours aucun salarié travaillant sur ce dossier. Nous craignions de perdre face au rouleau compresseur de nos adversaires qui disposent de moyens financiers incomparablement plus grands. Dès l’aboutissement de la récolte de signatures, nous avons reçu une lettre d’un sénateur suisse adressé à l’exécutif cantonal genevois, très actif au sein du lobby de la communication, jetant l’opprobre sur notre initiative. Les milieux de la publicité et de la communication ont brandi la menace des emplois menacés dans leur secteur et l’argument de la liberté économique. La lutte n’est d’ailleurs pas terminée. Cependant, elle a très grandement progressé grâce à la décision du Tribunal fédéral de mars 2021. Enfin, les décisions du Conseil Municipal de la ville de Genève des mois de septembre 2021 et de la semaine passée approuvant notre initiative ainsi que sa mise en œuvre par voie de règlement constituent également des jalons très importants.

– Pourquoi ce combat est-il d’après vous si ardu ?

Ce n’est pas gagné car Genève est notamment aussi la ville des banques. C’est une des plus grandes places financières du monde. C’est une des plaques tournantes du négoce des matières premières. De nombreux représentants des marques de luxe y ont pignon sur rue. Il y a beaucoup de gens très fortunés qui vivent ou possèdent de somptueuses résidences secondaires dans le canton. Genève abrite aussi un nombre important de multinationales. Du fait qu’il est le siège européen de l’ONU, de l’Organisation mondiale du commerce et du Bureau international du travail, le canton de Genève est perçu comme un lieu névralgique de pouvoir. C’est un lieu où les capitalistes ne voudraient pas perdre de leur influence et de leur visibilité. La problématique est la même cela dit dans d’autres grandes capitales et villes européennes. C’est une ville où beaucoup de capital social, culturel et financier circule et est accumulé. Notre initiative semble susciter des antagonismes et de l’effroi en particulier chez les capitalistes purs et durs, les néolibéraux et une minorité de centre gauche qui a peur de s’aliéner le patronat et la grande bourgeoisie fortunée. Nous constatons cela dit heureusement qu’il y a aussi de très nombreuses personnes qui sont conscientes de la nécessité d’un changement de paradigme, d’une transition sociale et écologique, qu’on ne peut pas rester avec la même société que celle des années 1980, que le monde court à sa perte avec le capitalisme néolibéral et l’individualisme débridé. L’initiative Genève Zéro Pub suscite donc aussi beaucoup d’enthousiasme. Cependant, elle braque certainement ceux qui n’ont aucun problème avec l’ordre socio-économique dominant. Notre initiative pose aussi la question, symbolique et concrète, de l’espace public. Il y a un certain nombre de problèmes qui ne relèvent pas de la publicité que les gens se posent à propos de la gestion de l’espace public, comme celles de la végétalisation ou du droit de manifester. Quel est en tant que citoyens notre réel espace de délibération collective commun ? Où trouver l’espace de la cohésion sociale ? Comment faire advenir des lieux de rapports non marchands solidaires entre les personnes ? Qu’est-ce qui permet de médiatiser positivement la communication entre des gens qui ne se connaissent pas ou pas vraiment ? L’espace public est par définition « politique » dans le sens qu’il participe à, et est impacté par, la délibération citoyenne. Nous constatons malheureusement que cet espace public n’est pas vraiment investi par un grand nombre de personnes. Beaucoup d’entre elles ne sont ni actives du point de vue associatif, ni intéressées par la politique partisane, ni même ne votent lors des échéances électorales ; sans compter celles et ceux qui sont entièrement exclus, ou vivent en marge de la société pour un ensemble de raisons sociales, économiques et culturelles. L’espace public est donc en réalité souvent un espace public bourgeois, réservé à des élites qui ont un certain nombre de privilèges, où l’argent joue souvent un rôle décisif. La publicité est un moyen par lequel une certaine information est véhiculée. Cela dit, il s’agit d’une information à visée purement mercantile, qui détourne l’attention des citoyens. Elle les empêche de participer à d’autres types d’actions qui feraient d’eux de meilleurs membres de la communauté, actifs pour leur autonomie, leur émancipation et pour le bien-être de la collectivité.


 – Nous arrivons, suite aux jugements de la justice genevoise et suisse que vous avez décrit, à la victoire politique que vous avez obtenue au Conseil municipal récemment. La Ville de Genève doit donc maintenant mettre en œuvre l’initiative « Genève Zéro Pub : Libérons nos rues de la publicité commerciale ».

Suite à la décision du Tribunal fédéral, le parlement de la ville de Genève a voté en effet en faveur de notre initiative. Au parlement de Genève, il y a quatre-vingts conseillers municipaux. Il y en a 43 de gauche et 37 de droite. 39 étaient pour et 30 contre. Les autres n’étaient peut-être pas là ou se sont abstenus. Parmi ceux qui étaient là, il y a donc eu une nette majorité en faveur de l’initiative (y compris du centre droit). Toute la gauche a voté « pour », ce qui est compréhensible car ils ont aidé à récolter les signatures (les jeunesses verte, socialiste et de la gauche radicale en particulier). Après le vote, le Conseil administratif avait trois mois pour mettre en place le règlement d’application de l’initiative. Le 25 janvier, le Conseil Municipal a voté avec la même majorité en faveur du règlement d’application, lequel est fidèle au texte de notre initiative. Les opposants ont maintenant quarante jours pour déclencher le référendum. Si la droite réussit à récolter suffisamment de signatures pour un référendum, la population de la ville de Genève sera amenée à se rendre aux urnes pour voter pour ou contre notre initiative. Cela pourrait avoir lieu en septembre prochain.

-Quelle est la suite des événements prévue après la décision de la justice suisse et ces deux votes politiques très importants ?

La décision du Tribunal fédéral crée un précédent car les autres villes et cantons peuvent reprendre notre initiative et s’en inspirer. On perçoit un véritable engouement pour le combat anti-publicitaire dans la région genevoise. Lorsque nous avons relayé sur notre page Facebook la décision du parlement de la ville, il y a eu 5 000 vues et 27 partages, ce qui peut sembler peu, mais ce qui est vraiment beaucoup pour un petit canton comme Genève et un petit comité comme le nôtre. Les grands médias régionaux et locaux ont relaté la décision. Pendant les quatre ans qu’a duré la procédure, nous avons continué à nous mobiliser contre la publicité. Nous sommes restés très actifs. Nous continuons à affiner notre stratégie. Nous espérons travailler plus en lien avec nos homologues du mouvement anti-publicitaire actifs dans des grandes villes en France (Paris et les grandes villes de province), en Grande-Bretagne (Bristol), en Allemagne (Berlin) et en Australie (Canberra). Nous avons réalisé récemment plusieurs entretiens avec des médias allemands et polonais qui s’intéressent de près à notre initiative. Le combat est difficile, mais il procure de nombreuses sources de satisfaction et un vrai espoir de changement.