La facture salée des Velib’

Dans la famille « on vous l’avait bien dit que c’était une arnaque »… un article paru dans les Echos du 9/10/2009, sur le bilan des vélos en libre service à Paris. Ou comment le contrat « vélo contre publicité » entraine opacité et négociations permanentes.

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Deux ans après son apparition dans les rues de la capitale, le vélo en libre-service se révèle une moins bonne affaire que prévu pour la Ville de Paris. La renégociation du contrat a donné lieu à un sérieux bras de fer entre la mairie et JCDecaux. De quoi alimenter les débats du 18e congrès du Club des villes et territoires cyclables, qui s‘est ouvert hier à La Rochelle.


http://www.lesechos.fr/info/enquete/020164484194-la-facture-salee-du-velib-.htm

Juillet 2007 : les relations sont au beau fixe entre JCDecaux et la Mairie de Paris. En contrepartie de l’implantation de 20.600 vélos en libre-service (VLS) et du versement d’une redevance annuelle de 3,5 millions d’euros à la ville, l’afficheur a obtenu l’exploitation de 1.628 panneaux publicitaires. Un bon coup politique et médiatique pour ­Bertrand Delanoë : le premier magistrat s’offre le plus grand parc de deux-roues en libre-service au monde sans débourser un centime, et récolte en prime les 15 à 20 millions d’euros de recettes annuelles espérées de Vélib’. Une vitrine interna­tionale prestigieuse pour JCDecaux, même si celle-ci a un coût : 90 millions d’euros ­d’investissement.

Alors que son challenger Clear Channel avait, dans un premier temps, emporté le marché en proposant à la municipalité 14.000 vélos, le roi du panneau publicitaire urbain a attaqué pour vice de forme et a habilement surenchéri, pour finalement emporter la mise. Une stratégie payante : la capitale lui a ouvert les voies de la petite couronne dans un rayon de 1,5 kilomètre autour du périphérique, celles des agglomérations de Plaine-Commune (Seine-Saint-Denis) et de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise) ainsi que d’une dizaine de villes de province. L’afficheur est aujourd’hui le numéro un mondial du vélo en libre-service. Et le succès du Vélib’ ne se dément pas, avec près de 60 millions de trajets au compteur, 177.000 abonnés longue durée – plutôt ­jeunes et actifs – et 7,5 millions de tickets courte durée. Les Parisiens comme les touristes plébiscitent cette bicyclette qui a désormais ses codes, ses réseaux, son blog…

En apparence, tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, le torchon brûle entre les élus parisiens et l’opérateur. Depuis des mois, les deux camps luttent pied à pied pour renégocier les termes du contrat signé il y a deux ans. C’est que la donne économique a changé à plus d’un titre pour JCDecaux. Ainsi, le vandalisme a explosé avec plus de 8.000 vélos volés et plus de 16.000 détériorés. Dans les 15 ateliers parisiens de la Somupi, la filiale de JCDecaux, s’entassent des Vélib’ tordus, martyrisés, customisés, rouillés par un séjour prolongé dans la Seine. Et tandis que les coûts d’entretien explosent, les recettes tirées des panneaux publicitaires devraient chuter avec la crise aux alentours de 50 millions d’euros, contre 57 en 2008 selon la municipalité – l’afficheur se refuse à tout commentaire. « Last but not least », les critères de qualité fixés par la ville en matière de disponibilité, propreté, entretien des vélos, sont, aux dires de l’exploitant, trop ambitieux pour être atteints, générant au passage de lourdes pénalités. « Au-delà d’un seuil critique, ces malus deviennent exponentiels. Alors JCDecaux nous menace de mettre la clef sous la porte ! », confie un proche du maire. Extrêmement prudent dans ses propos, tant le sujet est sensible, le directeur général stratégie de JCDecaux, Albert Asseraf, se contente d’évoquer la complexité de l’appel d’offres initial lancé par Paris et la nécessité d’évaluer la pertinence de certains critères.

Bref, l’opérateur veut rééquilibrer le contrat en sa faveur. Au cours de l’été 2008, déjà, JCDecaux a obtenu un premier avenant : la municipalité verse désormais une contribution de 400 euros par vélo à remplacer, dès que 4 à 20 % du parc est vandalisé. « La participation des contribuables parisiens cette année pourrait s’élever à 1,6 million d’euros au rythme actuel des incivilités »,s’inquiète Annick Lepetit, l’élue en charge des transports à Paris.« JCDecaux est dans une logique de renégociation permanente, de crémaillère : il cherche constamment à gagner un cran », déplore un conseiller de Bertrand Delanoë. Des accusations auxquelles le courtois et imperturbable Albert Asseraf ne souhaite pas répondre.

Opacité des statistiques
La popularité de Vélib’ est un casse-tête pour l’équipe municipale, pieds et poings liés à son partenaire. Pas question de mettre en péril un service aussi apprécié des habitants, en balayant d’un revers de main les desiderata de Decaux. Mais pas question non plus d’en passer par les exigences de l’entreprise, d’autant que ce type de marché manque de transparence. Difficile, en effet, de vérifier les statistiques transmises par l’exploitant en matière de vandalisme : la municipalité se contente de contrôles aléatoires. Impossible, par ailleurs, de savoir quel est le prix de revient d’un Vélib’ pour l’opérateur. « En versant une quote-part de 400 euros, la ville compense probablement intégralement le coût des vélos à remplacer », admet-on dans l’entourage du maire.

Cette opacité ne facilite pas l’obtention d’un consensus entre les deux parties pour le nouvel avenant en discussion depuis près d’un an. Au terme d’une bataille féroce arbitrée au plus haut niveau entre Jean-Charles Decaux et Bertrand Delanoë, les bases d’un accord ont été trouvées : la ville accepterait d’étendre sa prise en charge jusqu’à 25 % du parc vandalisé, de solder les pénalités de JCDecaux autour de 2 à 3 millions d’euros (alors que, selon les interprétations possibles du contrat, elles pourraient théoriquement représenter aujourd’hui plusieurs centaines de millions d’euros !). Elle consentirait en outre à intéresser davantage l’exploitant aux résultats dégagés par Vélib’ : entre 14 et 17,5 millions d’euros de recettes, JCDecaux toucherait de un quart à un tiers du gâteau ; au-delà de 17,5 millions, l’afficheur en empocherait la moitié. La ville attend en retour un meilleur service, alors que 54 % des utilisateurs déplorent toujours le mauvais état des vélos, et que 56 % seulement se déclarent satisfaits de leur disponibilité et 42 % du nombre de places libres en station, selon une enquête TNS Sofres de mars ­dernier.

Mais tout n’est pas réglé pour autant : car il faut maintenant que ce compromis (dont certains points doivent encore être affinés) soit soumis – probablement en no­vembre – au Conseil de Paris. Or le débat y fait rage, y compris au sein de la majorité.

En attendant, le feuilleton est suivi attentivement par les autres grandes villes, certains maires commençant à douter de l’efficacité du modèle « petite reine contre panneaux urbains ». Pour le challenger de JCDecaux, Clear Channel, les élus locaux ne doivent pas se leurrer : « Au bout du compte, c’est la collectivité qui paie ses vélos. Soit elle finance leur acquisition et leur entretien, soit elle confie cela à un afficheur mais, dans ce cas-là, elle n’encaisse pas les recettes publicitaires »,observe Ronan Mulet, responsable de sa division vélos en ­libre-service.

Si le troc vélo contre pub permet à une collectivité locale de se doter rapidement d’un parc sans grever son budget d’investissement, il ne constitue pas une panacée. « La plupart de ces contrats ont été signés juste avant les municipales. Pour les maires, il y avait un effet d’aubaine à annoncer ces équipements apparemment gratuits. Aujourd’hui, certains déchantent. A Strasbourg, notre service de location de vélo, adossé à notre opérateur de transports en commun et déconnecté de la publicité, coûtera 4 fois moins qu’un contrat VLS passé avec JCDecaux », note Alain Jund, adjoint au maire de Strasbourg. L’enquête « Tour de France des services vélos », menée par le Groupement des autorités responsables des transports (GART), souligne à quel point il est difficile pour les élus locaux de chiffrer la valeur du patrimoine publicitaire concédé et les coûts réels des services VLS, estimés généralement entre 2.000 et 3.000 euros par vélo et par an.

Clauses d’exclusivité pénalisantes
Conclus pour dix à quinze ans, les contrats signés avec les afficheurs sont assortis de clauses d’exclusivité qui prennent parfois la ville en otage. Quand il y a absence de concurrence, certains édiles déboursent beaucoup pour satisfaire leur concessionnaire : Aix-en-Provence paie 790.000 euros par an à JCDecaux, qui a mis en service 200 vélos ; pour le même tarif, Orléans, qui a traité avec Effia, propose à ses administrés 300 vélos sans mêler la publicité au contrat. « Logique, Aix ne génère pas assez de revenus publicitaires », commente Albert Asseraf.

Autant de paramètres qui ont incité dernièrement les maires à séparer les appels d’offres entre bicyclettes et panneaux publicitaires pour y voir clair, à l’instar de Bordeaux, qui vient de confier à Keolis, l’opérateur des transports en commun de l’agglomération, la prestation deux-roues.« JCDecaux nous verse 1,3 million d’euros de redevances pour exploiter les faces publicitaires du mobilier urbain. Gommer cette rentrée pour une offre de moins de 800 vélos aurait représenté un coût franchement trop élevé », commente le directeur de la communication de la ville, Charles-Marie Boret.

Alors fausse bonne idée le vélo libre-service ? S’il ne croit guère à sa viabilité économique, Bruno Martzloff, socio­logue expert en mobilités urbaines, considère néanmoins qu’il « a ouvert la voie à de bonnes pratiques, sortant la petite reine de l’anonymat ». , confirme Ronan Mulet. Cela fait gagner des années de communication aux villes soucieuses d’encourager les circulations douces. »

A cause du vandalisme, les coûts d’entretien explosent pour JCDecaux, tandis que les recettes qu’il tire des panneaux publicitaires devraient chuter avec la crise.

MARTINE ROBERT, Les Echos

Les principaux points de négociation
Le compromis qui semble se dessiner entre JCDecaux et la ville de Paris ouvre la voie à un nouveau contrat Vélib’, qui devra néanmoins être validé par les élus municipaux. Les deux parties se sont mises d’accord sur : – la réécriture des critères de qualité de service ;- la réécriture des bonus-malus ;- l’accroissement de la prise en charge du vandalisme par la ville ;- le principe d’un intéressement de JCDecaux aux recettes Vélib’ ;- la nécessité de repenser les pénalités, à partir du nombre de vélos en circulation : sur la base d’un parc disponible de 19.000 vélos, le montant de la pénalité serait de l’ordre de 150 à 175 euros par vélo ;- l’insertion d’une clause sociale et l’établissement d’un rapport social ;- l’insertion d’une clause de copropriété intellectuelle concernant les données recueillies dans les stations, qui peuvent intéresser les opérateurs de télécoms.Deux points, et non des moindres, sont encore en négociation : – la gestion du centre d’appels, la ville estimant parfois trop long le temps d’attente, qui varie de 2 à 20 minutes, pour l’usager Vélib’ ;- la valeur de l’intéressement de JCDecaux aux recettes Vélib’.

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