La promotion enthousiaste de l’obsolescence par les publicitaires

Communication originellement présentée lors du Séminaire Publicité & Transition écologique organisé par l’AACS le 19/11/2020. L’intervention originale peut être visionnée ici : https://www.youtube.com/watch?v=x4yHthI1-F8
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Dans la controverse française sur l’obsolescence programmée, initiée en 2009, la publicité resta longtemps un non-sujet. Sans être totalement absente des débats, elle fut d’abord simplement mentionnée, comme un aspect de l’« obsolescence psychologique ». Pour comprendre cette expression, il faut rappeler que les acteurs de ces débats ne cessent de distinguer différents types d’obsolescence. En référence aux livres de Giles Slade1 ou de Vance Packard2, beaucoup distinguent obsolescence programmée (un produit est remplacé parce qu’il est inutilisable), obsolescence technique (un produit utilisable est remplacé par un autre qui a d’autres fonctionnalités) et obsolescence psychologique (un produit utilisable est remplacé par un autre qui a une autre esthétique). À ce trio sont venues s’ajouter d’innombrables espèces ou sous-espèces d’obsolescence, formant des ensembles souvent bancals. Comme la mode ou le design, la publicité était citée parmi les causes de l’obsolescence psychologique (aussi dite esthétique, stylistique, culturelle). Mais le débat se concentrait sur des questions économiques (évaluer le rôle de l’obsolescence dans la croissance, la marge de manœuvre des fabricants…), techniques (diagnostiquer des pannes, discuter la notion de progrès…) et juridiques (réfléchir à la possibilité de « prouver » l’obsolescence programmée, de l’interdire…).

Depuis janvier 2018, la référence à la publicité a pris de la consistance. L’élément déclencheur fut une campagne publicitaire du distributeur Cdiscount, incitant à racheter un ordinateur en ces termes : « Mon vieil ordinateur fonctionne encore, mais un accident est si vite arrivé » (fig.1). L’affiche entraîna une plainte de l’Ademe à l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP), qui fut rejetée au motif que cette campagne avait lieu pendant les soldes. Les Amis de la Terre, Résistance à l’Agression Publicitaire (RAP), Halte à l’Obsolescence Programmée (HOP) et Zero Waste dénoncèrent publiquement cette non-sanction3.

Fig. 1 (CDiscount)

En avril 2018, dans la mesure 16 de la « Feuille de route de l’économie circulaire », le gouvernement promettait qu’une loi sur l’économie circulaire viendrait « renforcer la lutte contre la publicité incitant à la mise au rebut prématurée des produits et au gaspillage des ressources »4. En 2019, lorsque le projet de loi fut discuté en commission, un amendement proposa d’interdire de l’ « obsolescence marketing ». Les associations HOP et RAP publièrent un livre blanc et un rapport avec des propositions concrètes en ce sens5. Mais, lors du vote de la loi, l’amendement avait disparu, le gouvernement réaffirmant sa confiance dans l’affichage et la « transparence »6.

Fin 2020, la lutte contre les effets néfastes de la publicité trouve une nouvelle chance dans le projet de loi inspiré des propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat, dont 11 visent la publicité. Ce qui suscite une réaction très forte des publicitaires : multipliant les tribunes, rencontres et invitations de ministres, les publicitaires se présentent désormais en « bras armé de la transition écologique », porte-paroles d’un monde plus soucieux d’environnement7. Cette auto-promotion des publicitaires est en porte-à-faux avec leur histoire : depuis plus d’un siècle, les publicitaires célèbrent et préconisent l’accélération de l’obsolescence.

Quelques aspects de la promotion de l’obsolescence par les publicitaires

La promotion de l’obsolescence chez les publicitaires commence dans les années 1920, période où ils sont nombreux à vouloir transformer l’image sociale de leur activité8. Dans la presse spécialisée américaine, on lit qu’il faut induire les consommateurs à « utiliser de plus en plus de choses, afin d’éviter le cauchemar de la saturation ». Earnest E. Calkins, directeur d’agence, recommande d’« éduquer les consommateurs qui, par leur soutien à l’industrie, encouragent la production de produits encore plus nouveaux ». Pour Paul Mazur, « il faut entraîner les gens à désirer, à vouloir des choses nouvelles, avant d’avoir entièrement consommé les anciennes ». Selon lui « l’usure seule […] est trop lente par rapport aux besoins de l’industrie américaine. […] Si seulement tout ce qui remplissait les marchés de consommation hier pouvait être rendu obsolète aujourd’hui, ce marché serait à nouveau ouvert demain. »9 Dans la même veine, un couple de publicitaires, J. George et Christine Frederick, théorisèrent l’ « obsolescence progressiste », définie ainsi :

(1) Avoir un état d’esprit influençable et ouvert ; pressé et désireux d’acquérir tout ce qui est nouveau, qu’il s’agisse d’une nouvelle invention, de nouveaux designs, de nouveaux styles ou modes de vie.

(2) Être prêt à « mettre à la poubelle » ou à délaisser un article avant que sa vie naturelle ou son utilité ait été épuisées, afin de faire de la place pour des choses plus nouvelles et meilleures.

(3) Être désireux de dédier une très grande partie de ses revenus, même si cela empêche l’épargne, à l’acquisition de nouveaux biens, services ou modes de vie.10

Pour C.Frederick, esthétique et technique sont deux versants du même « gaspillage créatif ». Leur complémentarité est sexualisée : les hommes rechercheraient toujours plus de performance et de fonctionnalités, les femmes toujours plus de style et de beauté. Ce sexisme publicitaire est très commun. On le trouve à l’époque dans les campagnes crées par l’agence James Walter Thompson pour General Motors (fig. 2), souvent prises en exemple par les auteurs cités ci-dessus.

Fig. 2 (Chevrolet, marque de la General Motors)

Cette approche de la publicité comme dispositif central d’une économie fondée sur l’obsolescence sera baptisée par les publicitaires « consumérisme » ou « ingénierie du consommateur ». Son succès sera renforcé par la grande dépression : en 1932, Calkins appelait à « tourner la page d’un passé où les gens se contentaient de peu et faisaient durer les choses », car « user les choses jusqu’à la corde ne mène pas à la prospérité »11. Deux de ses employés reprirent ses idées dans un livre paru la même année : « il y a deux sortes de biens : ceux qu’on use lentement, comme les voitures ou les rasoirs, et ceux qu’on use complètement, comme le dentifrice ou les biscuits. Le rôle de l’ingénierie du consommateur est de faire en sorte qu’on use complètement les types de biens qu’on se contente aujourd’hui d’user lentement ». 

Dans les années 1960, le marketeur Theodore Levitt théorisa le « cycle de vie des produits », expliquant que tout marché mourrait naturellement au bout d’un certain temps, et qu’il fallait donc planifier l’obsolescence d’un produit pour optimiser sa rentabilité12. Le publicitaire David Ogilvy expliquait que « les deux mots les plus puissants que vous puissiez utiliser dans le titre d’une publicité sont GRATUIT et NOUVEAU. Vous pouvez rarement utiliser GRATUIT, mais vous pouvez presque toujours utiliser NOUVEAU – si vous faites suffisamment d’efforts pour. » Il ajoutait qu’inventer un nouveau mot, une nouvelle recette, ou un nouveau packaging pour un même produit suffit à le faire paraître nouveau. Il déconseillait cependant d’utiliser le mot « obsolète » sous prétexte que les femmes au foyer ne comprennent pas ce mot13. Le mot « nouveau » sert à dire la même chose, mais de façon simplifiée, et positive.

Une autre stratégie d’obsolescence née à cette époque est le jeunisme publicitaire : faire passer un produit pour « jeune », ou pour adapté aux jeunes, même s’il est ancien. Prenons l’exemple de Pepsi : commercialisé au XIXe siècle, ce soda fut d’abord présenté comme un médicament contre la dyspepsie. Dans les années 1950 il devint « si jeune, si à la mode » : « soyez jeune, soyez beau, soyez jovial, soyez moderne, buvez Pepsi ». Dans les années 1960, « qui pense jeune pense Pepsi ». Dans les années 1980, Pepsi devint « le choix d’une nouvelle génération », la « génération Pepsi ». L’art de ne jamais devenir ringard se fonda sur l’emploi de stars dans les publicités, remplacées au fil des générations : Mickael Jackson, Cindy Crawford, Spice Girls, Britney Spears, Usher, Beyoncé (fig. 3)… La prédation sur la « culture jeunesse » s’est accélérée dans les années 1980 et 1990, faisant de « l’identité générationnelle » une marchandise14. Cette stratégie s’appuie sur des caractéristiques du produit qui ne sont ni techniques, ni esthétiques : elle ne s’appuie en fait sur aucune caractéristique du produit, créant une image de marque à partir de personnalités ou de styles sans rapport.

Fig. 3 (Pepsi)

Identifier les stratégies publicitaires pour combattre l’obsolescence

On voit ainsi que le goût pour l’obsolescence n’est en rien naturel : sa diffusion et sa légitimation sociale ont une histoire, dans laquelle les publicitaires ont joué un grand rôle. Simplement esquissée ici, cette histoire permet d’identifier leurs stratégies. On complètera cette esquisse en reprenant la liste de stratégies établie par RAP dans le rapport cité ci-dessus, qui visait à préciser et rendre applicable juridiquement la notion d’obsolescence marketing.

– l’incitation au remplacement de biens en état de marche, comme dans l’affaire Cdiscount (fig. 1).

– l’incitation au mésusage ou au non-entretien des biens (fig. 4).

Fig. 4 (Adidas, « conçue avec soin, portée sans »)

– la dévalorisation de tout ce qui est ancien ou récupéré, présenté comme mauvais, ridicule ou dangereux. Cette stratégie est complémentaire du jeunisme publicitaire : une campagne Lunchr de septembre 2019 associait les personnes utilisant, conservant ou « rafistol[ant] » des tickets restaurant à des cadres d’entreprise ringards et appelait à « changer d’époque ». En 2020, HOP déposait plainte à l’ARPP contre une publicité de Microsoft/Intel incitant les entreprises à renouveler leur parc d’ordinateurs au bout de quatre ans, en ces termes : « ne comptez pas sur des PC obsolètes pour protéger votre entreprise ».

Fig. 5 (Lunchr)

– l’irrespect de la hiérarchie des « 4R », soit la promotion du recyclage au détriment de la réduction de la consommation, de la réutilisation et réparation des biens. C’est une stratégie fréquente dans les publicités pour les produits jetables, présentés comme préférables aux objets réutilisables (fig. 5) ou comme acceptables parce que « recyclables » (fig. 6)

Fig. 6 (Eco-emballages, Uber Eats)

– l’inclusion d’un indicateur temporel (année, saison…) ou d’une série ascendante de chiffres ou de lettres dans le nom d’un produit ou d’une gamme de produits, et dans les campagnes publicitaires associées. Lancée pour General Motors (fig. 2), cette stratégie est fréquente dans le secteur informatique (systèmes d’exploitation datés, smartphones numérotés…) (fig. 7).

Fig. 7 (Apple, Microsoft)

– l’incitation au consumérisme vert, soit toute campagne présentant la revente dans les circuits de l’occasion comme une justification de l’achat impulsif ou inutile de produits neufs. C’est une stratégie fréquente dans la publicité pour les plateformes de revente en ligne : « vends ta robe aussi vite que tu changes de style » (Le Bon Coin) (fig. 8) ; « toi aussi tu achètes des vêtements pour changer de style et tu finis par ne pas les porter ? Oui ? Essayes Vinted… » (Vinted).

Fig. 8 (Le Bon Coin)

– le « technowashing » ou fausses allégations à l’innovation, par la présentation d’un produit qui n’est « nouveau » que d’un point de vue commercial (récemment mis sur le marché) comme un produit « nouveau » du point de vue technique (ayant des fonctionnalités inédites). Très fréquente dans le secteur cosmétique, qui invente beaucoup de nouveaux mots pour paraître inventer de nouvelles choses (fig. 9), cette pratique pourrait être encadrée par la labellisation publique du mot « innovation » et la protection de son usage commercial (sur le modèle du terme « bio »).

Fig. 9 (Bap)

1 Giles Slade, Made to Break : Technology and Obsolescence in America, éd. Harvard University Press, London 2006.

2 Vance Packard, L’art du gaspillage, éd. Calmann-Lévy, Paris 1962.

3 Adèle Chasson, « Cdiscount et l’obsolescence psychologique », site de HOP, 2 oct. 2018.

4 Ministère de la Transition écologie et solidaire, Feuille de route de l’économie circulaire, avril 2018.

5 HOP, Livre blanc pour une consommation et une production durables, avril 2019 ; RAP, Légiférer sur la publicité pour diminuer le gaspillage et favoriser l’économie circulaire, déc. 2019 ; l’auteure de ce texte a participé à la rédaction de ce rapport.

6 Jeanne Guien, « Loi économie circulaire : l’enfumage par la transparence », Le club Médiapart, 18 déc. 2019.

7 RAP, « Contre les avancées écologistes, l’industrie publicitaire se mobilise », site de RAP, 27 nov. 2020.

8 Roland Marchand, Advertising the American Dream : Making Way for Modernity, 1920-1940, éd. University of California Press, Berkeley 1985 ; Marc Martin, Trois siècles de publicité en France, éd. Odile Jacob, coll. « Histoire », Paris 1992.

9 Advertising and Selling, Nov. 14, 1928, p. 18 ; Earnest E. Calkins, Business the Civilizer, éd. Atlantic Monthly Press Publication, Little, Brown, and Company, Boston 1928, p. 1-3. Paul M. Mazur, Harvard Business Review, 1927 ; id., American Prosperity : Its Causes and Consequences, éd. Jonathan Cape, Londres 1928, p. 98-99 (ma traduction).

10 Christine Frederick, Selling Mrs. Consumer, éd. The Business Bourse, New York 1929, p. 246 (ma traduction).

11 Calkins, « What Consumer Engineering Really Is », cit. in Strasser, op. cit., 1989, p. 205-6 ; Egmont Arens et Roy Sheldon, Consumer engineering : a new technique for prosperity, éd. Arno Press, New-York 1976. (ma traduction).

12 Theodore Levitt, « Exploit the Product Life Cycle », Harvard Business Review, novembre 1965, p. 15-16. Cette théorie est toujours enseignée dans les cours et manuels de marketing.

13 David Ogilvy, Confessions of an Advertising Man, éd. Southbank Publishing, Londres 2008, p. 134 et 141 (ma traduction).

14 Naomi Klein, No Logo. La tyrannie des marques. éd. Actes Sud, Paris 2001, p. 117 sq.