Devant les milliers d’heures de talk-show et de débats que les chaînes de télévision et de radio nous offrent généreusement depuis vingt ou vingt-cinq ans, il serait légitime d’espérer que tous les sujets y soient traités : sujets psychologiques, sociétaux, politiques, géopolitiques, vraie vie quotidienne des vrais gens, en effet, tout y passe ou presque.
Néanmoins, il est un oubli qui persiste, c’est la pub. Mais ne présentez pas cette objection aux animateurs ni aux responsables des programmes, ils auraient vite fait de vous répondre : « imagine-t-on les poissons se réunir pour débattre pour ou contre la mer, ou la colombe de Kant délibérer pour ou contre l’air qui la porte? » Certes non ! Parce-que oui, pour les journalistes-éditorialistes-animateurs, qui rivalisent de preuves d’amour à notre adresse, la pub, c’est comme l’air qu’on respire : on peut certes en vérifier la pureté mais il n’est pas opportun de la mettre en question en tant que telle. D’ailleurs par quoi la remplacerait-on ? Ainsi la pub envahit librement nos écrans télé, nos radios, nos rues, nos pages internet, nos magazines, nos téléphones, et elle en a le droit ! Peut-être après tout, a-t-elle pour vertu, comme on l’entend parfois, de traduire justement l’air du temps, ou mieux, selon l’adage du grand philosophe Jacques Séguéla, peut-être est-elle le sponsor de la démocratie. Regardons-y de plus près.
Le jeune est rebelle, c’est bien connu. Mais rebelle comment ? Crâne rasé, sous la casquette ou le sweat à capuche, mains dans les poches, prostré dans la cage d’escalier de son ghetto-HLM ? Heureusement non : le jeune imaginé par telle banque porte une chevelure abondante coiffée sur le côté, joue de la guitare en sautant sur son lit et en écartant les jambes jusqu’aux genoux. Et que vive la révolution !
Envie d’une voiture ? Je vous propose ce modèle qui vit autour du Grand Canyon, au milieu de sublimes paysages désertiques, accompagné en fond sonore d’un air de Moriarty. Vous n’avez pas le goût de l’aventure sécurisée ? Alors vous préférez sûrement cette jolie citadine qui s’épanouit dans une ambiance street-art, à bord de laquelle vous aurez tout loisir d’admirer les murs tagués de nos villes modernes. Pauvreté, saleté, laideur ? Allons, rassurez-vous, nos paysages authentiques sont garantis sans un grain de poussière, sans une goutte de sueur (sauf pour le déodorant bien-sûr!), sans un papier gras et sans un SDF. Notre monde est propre !
Envie de saucisses ? Essayez donc cette marque qui se mange en famille. Les enfants (de préférence un garçon et une fille), le père, euh pardon Papa, Maman, Papy, Mamie sont réunis pour le repas sur la terrasse noyée de soleil. Mamie (à peu près quarante-cinq ans) parle à sa petite fille en jetant du sel par-dessus son épaule, donnant ainsi le double exemple du dialogue inter-générationnel et du respect des traditions. Vive le vivre ensemble ! Pardon ? Non, nous ne fournissons pas de mamie en cas de décès de votre maman. Non, nous ne recomposons pas non plus les familles séparées. Enfin, mettez-y un peu du vôtre ! Et laissez-moi être franc avec vous : qui n’est pas propriétaire d’une terrasse ensoleillée après cinquante ans a raté sa vie !
Envie d’un ordinateur ? Bien-sûr, Alors soyez sexy, allongez-vous sur votre lit. Non, sur le ventre, enfin réfléchissez un peu ! Ou alors, asseyez-vous par terre en tailleur, une jambe pliée verticalement. Comment ça, ce sont des positions intenables ? Peut-être, mais vous n’allez quand même pas vérifier vos comptes, tchater ou naviguer sur Internet assise sur une chaise, l’ordinateur posé sur la table de la cuisine ! Passée une certaine limite, le mauvais goût devrait être un délit !
Envie d’un livre de poche ? Alors pareil : assise en tailleur, une jambe pliée verticalement. Dans un fauteuil ? Vous n’y pensez pas ! Ou alors à l’extrême rigueur assise en travers. Ne me dites pas que vous êtes comme ces ringards qui se vautrent dans un fauteuil sous prétexte que c’est confortable, no way !
Autant l’avouer, j’ai l’air de plaisanter mais en vérité, devant cette science du mensonge et du stéréotype, cette entreprise de négation de la vie, je n’en peux plus. Nous n’en pouvons plus, comme l’avait déjà dit Michel Piccoli il y a plus de vingt ans. Pourquoi ? Parce-que la pub a tous les pouvoirs, parce-qu’elle nous envahit, parce-qu’elle occupe en nous un espace limité, et surtout privé. Elle nous blesse par sa violence, son manque total d’humour, sa laideur, sa suffisance, son esthétisme bidon, sa prétention, son mépris, sa condescendance, sa brutalité et son extrême vulgarité. Alors après un tunnel de pub, j’ai tout ça en moi, et je vomis.
Alors que faire ? D’abord comprendre que la vraie victoire de la pub, c’est que tout le monde ou presque a oublié qu’elle existait, or comme le disait Karl Kraus, pire que le mal, il y a l’accoutumance au mal. La question à laquelle il nous faut maintenant répondre d’urgence est celle de savoir comment nous avons pu céder à cette voix autoritaire et despotique, qui s’incruste chez nous par toutes les ouvertures, pour nous parler à l’impératif, au mépris des règles les plus élémentaires du savoir-vivre. Je propose donc que nous commencions par être plus attentifs à ce qui se passe en nous quand la pub nous crache à la figure.
Eric Dréau professeur d’anglais.