Liberté d’entreprendre : lettre ouverte à Brune Poirson

Lettre ouverte du Collectif Plein la vue des Amis de la Terre et de Résistance à l’Agression Publicitaire envoyée le 6 février 2020.

Madame la Secrétaire d’État auprès de la ministre de la Transition écologique et solidaire,

Nos organisations sont engagées pour réduire la pression publicitaire en France et sur les localités dans lesquelles elles sont implantées. Nous agissons notamment pour l’interdiction des écrans numériques publicitaires qui correspondent à des dispositifs invasifs et agressifs, consomment de manière aberrante de l’énergie, sont dangereux pour la sécurité routière et pour la santé des petits et des grands. Ces dispositifs sont largement rejetés par la population. A Lyon, par exemple, une consultation locale auprès de plus de 10.000 personnes a montré leur rejet quasi-unanime.

Nous avons suivi de manière attentive les échanges et débats ayant eu lieu à l’Assemblée Nationale dans le cadre de l’examen de l’article 5bis du projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire. Nous souhaitons vous alerter solennellement par rapport à l’évolution de la réglementation en matière de publicité que vous avez évoquée au cours de ces échanges. Vous avez en effet indiqué avoir fait évoluer récemment, avec le Sénat, les possibilités d’encadrement des publicités numériques dans le cadre des règlements locaux de publicité. Malheureusement, les mesures énoncées ne renforceraient pas mais affaibliraient le cadre réglementaire en matière de publicité numérique.

En effet, les dispositions que vous avez mentionnées consisteraient en un grave recul des pouvoirs publics en matière de protection de notre cadre de vie qui viendrait réduire les possibilités actuelles prévues par les textes en vigueur. Au contraire, cette proposition viendrait subordonner de manière inédite le droit d’encadrement de la publicité au principe de “liberté d’entreprise”.

Au cours de ces débats, vous avez dit :

« Aussi et par ailleurs, le Maire peut d’ores et déjà réglementer de manière plus stricte les dispositifs publicitaires lumineux via le Règlement Local de Publicité, qui a été mis à jour et sur lequel nous avons travaillé il y a quelques semaines seulement au Sénat. Il peut ainsi, le maire, dans le cadre d’un règlement, interdire les dispositifs numériques dans certaines zones et ne les permettre que dans certaines autres (1), sans pouvoir toutefois interdire totalement toute publicité numérique sur l’ensemble de sa commune (2), sauf cas très particulier qui se justifierait et sans mettre en difficulté la liberté d’entreprise (3) ».

1-     Ce premier point est l’apport que vous proposez ou que vous souhaitez dans les Règlements Locaux de Publicité, qui donnerait la possibilité d’interdire partiellement les écrans numériques. Or, ceci n’est nullement une avancée. S’il existe des débats sur la possibilité d’interdire complètement les écrans numériques sur la totalité d’un territoire, en revanche, il n’existe aucun débat aujourd’hui sur la possibilité de les interdire dans certaines zones. En effet, « le règlement local de publicité définit une ou plusieurs zones où s’applique une réglementation plus restrictive que les prescriptions du règlement national » (L.581-14 CE). Ainsi, de nombreux RLP interdisent dans certaines zones les écrans numériques publicitaires. La proposition n’apporte donc rien en termes de protection du cadre de vie.

2-     Le droit autorise aujourd’hui l’interdiction totale d’un type de dispositif sur un territoire. En effet, la possibilité d’interdire complètement un type de dispositif a été reconnue par décision du Conseil d’État n°410336 en date du 18 septembre 2017. Votre proposition ne permettrait plus d’interdire les écrans numériques sur l’ensemble d’un territoire. Ainsi, alors que la proposition ne renforce pas l’arsenal juridique en matière de protection du cadre de vie (voir point précédent), elle a pour conséquence, au contraire, d’affaiblir le code de l’environnement et de renforcer, à l’inverse, les protections au bénéfice des écrans numériques et du lobby publicitaire. Il s’agirait d’un grave contre-sens par rapport aux intentions de départ annoncées.

3-     Par ailleurs, la proposition intègre une forme de “cavalier réglementaire” à travers l’inscription d’un principe supérieur autour du concept de “liberté d’entreprise”. Or, l’inscription d’un tel principe supérieur dans la partie réglementaire du code de l’environnement n’a aucune base légale. En effet, la partie législative du code de l’environnement ne prévoit aucunement qu’on ne puisse interdire complètement la publicité numérique. La preuve en est que la loi, elle-même, interdit les publicités numériques dans la plupart des communes de moins de dix mille habitants. Or, par la rédaction annoncée, il serait introduit ce principe dans les textes réglementaires sans passer par le débat parlementaire. Il s’agirait d’un contournement du processus législatif. Cette intégration de la notion de « liberté d’entreprise » subordonnerait les dispositions du code de l’environnement à ce principe que le législateur n’a jamais fixé en matière d’environnement. 

Au moment grave de prendre des décisions fortes pour notre climat, la proposition que vous avez énoncée va donc à l’encontre des intentions déclarées. De telles évolutions, non seulement ne permettent pas d’agir de manière substantielle face aux abus du système publicitaire, mais pire, en prennent le contre-pied. Aux détours de la rédaction réglementaire annoncée, certaines formulations ont pour conséquence de subordonner la protection de l’environnement au concept de “liberté d’entreprise”. Une telle rédaction aura pour effet non pas de renforcer la réglementation sur la publicité mais de donner de nouvelles garanties aux lobbies publicitaires face à la puissance publique, malgré les enjeux de société que cela soulève et le refus des Français·es d’être agressé·es par la multiplication de ces panneaux numériques. 

Cette subordination est d’autant plus anormale que les objectifs de protection de l’environnement, au même titre que ceux de protection de la santé publique, ont une valeur constitutionnelle, comme l’a rappelé le Conseil Constitutionnel dans une décision en date du 31 janvier 2020. La liberté d’entreprendre n’est pas un droit au-dessus des autres et il est possible d’y porter atteinte si elle affecte la santé et l’environnement. Vous proposez, à l’inverse, de protéger en toutes circonstances la liberté d’entreprise, quelles que soient les atteintes à l’environnement ou à la santé générées par la publicité numérique dans les espaces publics.

Nous notons, par ailleurs, que vous avez répété, lors des débats relatifs à la loi sur l’économie circulaire, qu’il fallait attendre pour prendre des mesures contre les abus publicitaires, car un rapport est en cours et que la convention citoyenne pour le climat s’intéresse à ce sujet. Nous vous prions d’en faire de même concernant cette évolution réglementaire que vous proposez et qui, malheureusement, en définitive, ne servira qu’à protéger les intérêts des publicitaires.

Par ailleurs, le principe d’une possibilité d’interdiction seulement dans certaines zones d’une commune n’a aucune logique de fond. Il n’y a pas une partie de la population d’un territoire qui mérite, plus qu’une autre, d’être protégée. Les enjeux sociaux, sanitaires et environnementaux qui doivent motiver les autorités compétentes en matière de RLP quant à l’interdiction des publicités numériques ne sauraient s’arrêter à certains quartiers.

Les dispositions que vous avez mentionnées à l’Assemblée Nationale le vendredi 13 décembre 2019 ne sont pas encore officialisées dans les textes. Nous répétons donc notre demande solennelle d’abandonner cette initiative en contradiction complète avec les efforts en matière d’environnement et de climat aujourd’hui nécessaires. Il s’agit d’une mesure hautement symbolique et qui fait sens auprès d’énormément de Français.

Nous vous prions de recevoir, Madame la secrétaire d’État, nos salutations distinguées.

 

Anthony Geoffroy, co-président du Collectif Plein La Vue

Khaled Gaiji, président des Amis de la Terre France

Marie Cousin, présidente de Résistance à l’agression publicitaire